Personnages:
ÉRASTE, amant de Lucile.
ALBERT, père de Lucile.
GROS-RENÉ, valet d'Éraste.
VALÈRE, fils de Polidore.
LUCILE, fille d'Albert.
MARINETTE, suivante de Lucile.
POLIDORE, père de Valère.
FROSINE, confidente d'Ascagne.
ASCAGNE, fille sous l'habit d'homme.
MASCARILLE, valet de Valère.
MÉTAPHRASTE, pédant.
LA RAPIERE, bretteur.
ACTE I
Scène premièreÉRASTE, GROS-RENÉ.
ÉRASTE
Veux-tu que je te die? Une atteinte secrète
Ne laisse point mon âme en une bonne assiette:
Oui, quoi qu'à mon amour tu puisses repartir,
Il craint d'être la dupe, à ne te point mentir;
Qu'en faveur d'un rival ta foi ne se corrompe,
Ou du moins qu'avec moi toi-même on ne te trompe.
GROS-RENÉ
Pour moi, me soupçonner de quelque mauvais tour,
Je dirai, n'en déplaise à Monsieur votre amour,
Que c'est injustement blesser ma prud'homie
Et se connaître mal en physionomie.
Les gens de mon minois ne sont point accusés
D'être, grâces à Dieu, ni fourbes, ni rusés.
Cet honneur qu'on nous fait, je ne le démens guères,
Et suis homme fort rond de toutes les manières.
Pour que l'on me trompât, cela se pourrait bien:
Le doute est mieux fondé; pourtant je n'en crois rien.
Je ne vois point encore, ou je suis une bête,
Sur quoi vous avez pu prendre martel en tête.
Lucile, à mon avis, vous montre assez d'amour:
Elle vous voit, vous parle à toute heure du jour;
Et Valère, après tout, qui cause votre crainte,
Semble n'être à présent souffert que par contrainte.
ÉRASTE
Souvent d'un faux espoir un amant est nourri:
Le mieux reçu toujours n'est pas le plus chéri;
Et tout ce que d'ardeur font paraître les femmes
Parfois n'est qu'un beau voile à couvrir d'autres flammes.
Valère enfin, pour être un amant rebuté,
Montre depuis un temps trop de tranquillité;
Et ce qu'à ces faveurs, dont tu crois l'apparence,
Il témoigne de joie ou bien d'indifférence
M'empoisonne à tous coups leurs plus charmants appas,
Me donne ce chagrin que tu ne comprends pas,
Tient mon bonheur en doute, et me rend difficile
Une entière croyance aux propos de Lucile.
Je voudrais, pour trouver un tel destin bien doux,
Y voir entrer un peu de son transport jaloux;
Et sur ses déplaisirs et son impatience
Mon âme prendrait lors une pleine assurance.
Toi-même penses-tu qu'on puisse, comme il fait,
Voir chérir un rival d'un esprit satisfait?
Et si tu n'en crois rien, dis-moi, je t'en conjure,
Si j'ai lieu de rêver dessus cette aventure.
GROS-RENÉ
Peut-être que son cœur a changé de désirs,
Connaissant qu'il poussait d'inutiles soupirs.
ÉRASTE
Lorsque par les rebuts une âme est détachée,
Elle veut fuir l'objet dont elle fut touchée,
Et ne rompt point sa chaîne avec si peu d'éclat,
Qu'elle puisse rester en un paisible état.
De ce qu'on a chéri la fatale présence
Ne nous laisse jamais dedans l'indifférence;
Et si de cette vue on n'accroît son dédain,
Notre amour est bien près de nous rentrer au sein;
Enfin, crois-moi, si bien qu'on éteigne une flamme,
Un peu de jalousie occupe encore une âme,
Et l'on ne saurait voir, sans en être piqué,
Posséder par un autre un cœur qu'on a manqué.
GROS-RENÉ
Pour moi, je ne sais point tant de philosophie:
Ce que voyent mes yeux, franchement je m'y fie,
Et ne suis point de moi si mortel ennemi,
Que je m'aille affliger sans sujet ni demi.
Pourquoi subtiliser et faire le capable
À chercher des raisons pour être misérable
Sur des soupçons en l'air je m'irais alarmer!
Laissons venir la fête avant que la chômer.
Le chagrin me paraît une incommode chose;
Je n'en prends point pour moi sans bonne et juste cause,
Et mêmes à mes yeux cent sujets d'en avoir
S'offrent le plus souvent, que je ne veux pas voir.
Avec vous en amour je cours même fortune;
Celle que vous aurez me doit être commune:
La maîtresse ne peut abuser votre foi,
À moins que la suivante en fasse autant pour moi;
Mais j'en fuis la pensée avec un soin extrême.
Je veux croire les gens quand on me dit "Je t'aime,"
Et ne vais point chercher, pour m'estimer heureux,
Si Mascarille ou non s'arrache les cheveux.
Que tantôt Marinette endure qu'à son aise
Gros-René par plaisir la caresse et la baise,
Et que ce beau rival en rie ainsi qu'un fou,
À son exemple aussi j'en rirai tout mon soûl,
Et l'on verra qui rit avec meilleure grâce.
ÉRASTE
Voilà de tes discours.
GROS-RENÉ
Mais je la vois qui passe.
Scène II
ÉRASTE, MARINETTE, GROS-RENÉ.
GROS-RENÉ
St, Marinette!
MARINETTE
Oh! oh! que fais-tu là?
GROS-RENÉ
Ma foi,
Demande, nous étions tout à l'heure sur toi.
MARINETTE
Vous êtes aussi là, Monsieur! Depuis une heure
Vous m'avez fait trotter comme un Basque, ou je meure!
ÉRASTE
Comment?
MARINETTE
Pour vous chercher j'ai fait dix mille pas,
Et vous promets, ma foi.
ÉRASTE
Quoi?
MARINETTE
Que vous n'êtes pas
Au temple, au cours, chez vous, ni dans la grande place.
GROS-RENÉ
Il fallait en jurer.
ÉRASTE
Apprends-moi donc, de grâce,
Qui te fait me chercher?
MARINETTE
Quelqu'un, en vérité,
Qui pour vous n'a pas trop mauvaise volonté,
Ma maîtresse, en un mot.
ÉRASTE
Ah! chère Marinette,
Ton discours de son cœur est-il bien l'interprète?
Ne me déguise point un mystère fatal;
Je ne t'en voudrai pas pour cela plus de mal:
Au nom des dieux, dis-moi si ta belle maîtresse
N'abuse point mes vœux d'une fausse tendresse.
MARINETTE
Hé! hé! d'où vous vient donc ce plaisant mouvement?
Elle ne fait pas voir assez son sentiment!
Quel garant est-ce encor que votre amour demande?
Que lui faut-il?
GROS-RENÉ
À moins que Valère se pende,
Bagatelle! son cœur ne s'assurera point.
MARINETTE
Comment?
GROS-RENÉ
Il est jaloux jusques en un tel point.
MARINETTE
De Valère? Ah! vraiment la pensée est bien belle!
Elle peut seulement naître en votre cervelle.
Je vous croyais du sens, et jusqu'à ce moment
J'avais de votre esprit quelque bon sentiment;
Mais, à ce que je vois, je m'étais fort trompée.
Ta tête de ce mal est-elle aussi frappée?
GROS-RENÉ
Moi, jaloux? Dieu m'en garde, et d'être assez badin
Pour m'aller emmaigrir avec un tel chagrin!
Outre que de ton cœur ta foi me cautionne,
L'opinion que j'ai de moi-même est trop bonne
Pour croire auprès de moi que quelqu'autre te plût.
Où diantre pourrais-tu trouver qui me valût?
MARINETTE
En effet, tu dis bien, voilà comme il faut être:
Jamais de ces soupçons qu'un jaloux fait paraître!
Tout le fruit qu'on en cueille est de se mettre mal,
Et d'avancer par là les desseins d'un rival:
Au mérite souvent de qui l'éclat vous blesse
Vos chagrins font ouvrir les yeux d'une maîtresse;
Et j'en sais tel qui doit son destin le plus doux
Aux soins trop inquiets de son rival jaloux;
Enfin, quoi qu'il en soit, témoigner de l'ombrage,
C'est jouer en amour un mauvais personnage,
Et se rendre, après tout, misérable à crédit:
Cela, seigneur Éraste, en passant vous soit dit.
ÉRASTE
Eh bien! n'en parlons plus. Que venais-tu m'apprendre?
MARINETTE
Vous mériteriez bien que l'on vous fît attendre,
Qu'afin de vous punir je vous tinsse caché
Le grand secret pourquoi je vous ai tant cherché.
Tenez, voyez ce mot, et sortez hors de doute:
Lisez-le donc tout haut, personne ici n'écoute.
ÉRASTE lit.
"Vous m'avez dit que votre amour
Était capable de tout faire:
Il se couronnera lui-même dans ce jour,
S'il peut avoir l'aveu d'un père.
Faites parler les droits qu'on a dessus mon cœur;
Je vous en donne la licence;
Et si c'est en votre faveur,
Je vous réponds de mon obéissance."
Ah! quel bonheur! Ô toi, qui me l'as apporté,
Je te dois regarder comme une déité.
GROS-RENÉ
Je vous le disais bien: contre votre croyance,
Je ne me trompe guère aux choses que je pense.
ÉRASTE relit.
"Faites parler les droits qu'on a dessus mon cœur;
Je vous en donne la licence;
Et si c'est en votre faveur,
Je vous réponds de mon obéissance."
MARINETTE
Si je lui rapportais vos faiblesses d'esprit,
Elle désavouerait bientôt un tel écrit.
ÉRASTE
Ah! cache-lui, de grâce, une peur passagère,
Où mon âme a cru voir quelque peu de lumière;
Ou si tu la lui dis, ajoute que ma mort
Est prête d'expier l'erreur de ce transport,
Que je vais à ses pieds, si j'ai pu lui déplaire,
Sacrifier ma vie à sa juste colère.
MARINETTE
Ne parlons point de mort, ce n'en est pas le temps.
ÉRASTE
Au reste, je te dois beaucoup, et je prétends
Reconnaître dans peu, de la bonne manière,
Les soins d'une si noble et si belle courrière.
MARINETTE
À propos, savez-vous où je vous ai cherché
Tantôt encore?
ÉRASTE
Hé bien?
MARINETTE
Tout proche du marché,
Où vous savez.
ÉRASTE
Où donc?
MARINETTE
Là, dans cette boutique
Où, dès le mois passé, votre cœur magnifique
Me promit, de sa grâce, une bague.
ÉRASTE
Ah! j'entends.
GROS-RENÉ
La matoise!
ÉRASTE
Il est vrai, j'ai tardé trop longtemps
À m'acquitter vers toi d'une telle promesse,
Mais.
MARINETTE
Ce que j'en ai dit, n'est pas que je vous presse.
GROS-RENÉ
Oh! que non!
ÉRASTE lui donne sa bague.
Celle-ci peut-être aura de quoi
Te plaire: accepte-la pour celle que je doi.
MARINETTE
Monsieur, vous vous moquez; j'aurais honte à la prendre.
GROS-RENÉ
Pauvre honteuse, prends, sans davantage attendre:
Refuser ce qu'on donne est bon à faire aux fous.
MARINETTE
Ce sera pour garder quelque chose de vous.
ÉRASTE
Quand puis-je rendre grâce à cet ange adorable?
MARINETTE
Travaillez à vous rendre un père favorable.
ÉRASTE
Mais s'il me rebutait, dois-je.
MARINETTE
Alors comme alors!
Pour vous on emploiera toutes sortes d'efforts;
D'une façon ou d'autre, il faut qu'elle soit vôtre:
Faites votre pouvoir, et nous ferons le nôtre.
ÉRASTE
Adieu: nous en saurons le succès dans ce jour.
MARINETTE
Et nous, que dirons-nous aussi de notre amour?
Tu ne m'en parles point.
GROS-RENÉ
Un hymen qu'on souhaite,
Entre gens comme nous, est chose bientôt faite:
Je te veux; me veux-tu de même?
MARINETTE
Avec plaisir.
GROS-RENÉ
Touche, il suffit.
MARINETTE
Adieu, Gros-René, mon désir.
GROS-RENÉ
Adieu, mon astre.
MARINETTE
Adieu, beau tison de ma flamme.
GROS-RENÉ
Adieu, chère comète, arc-en-ciel de mon âme.
Le bon Dieu soit loué! nos affaires vont bien:
Albert n'est pas un homme à vous refuser rien.
ÉRASTE
Valère vient à nous.
GROS-RENÉ
Je plains le pauvre hère,
Sachant ce qui se passe.
Scène III
ÉRASTE, VALÈRE, GROS-RENÉ.
ÉRASTE
Hé bien, seigneur Valère?
VALÈRE
Hé bien, seigneur Éraste?
ÉRASTE
En quel état l'amour?
VALÈRE
En quel état vos feux?
ÉRASTE
Plus forts de jour en jour.
VALÈRE
Et mon amour plus fort.
ÉRASTE
Pour Lucile?
VALÈRE
Pour elle.
ÉRASTE
Certes, je l'avouerai, vous êtes le modèle
D'une rare constance.
VALÈRE
Et votre fermeté
Doit être un rare exemple à la postérité.
ÉRASTE
Pour moi, je suis peu fait à cet amour austère
Qui dans les seuls regards trouve à se satisfaire,
Et je ne forme point d'assez beaux sentiments
Pour souffrir constamment les mauvais traitements:
Enfin, quand j'aime bien, j'aime fort que l'on m'aime.
VALÈRE
Il est très naturel, et j'en suis bien de même:
Le plus parfait objet dont je serais charmé
N'aurait pas mes tributs, n'en étant point aimé.
ÉRASTE
Lucile cependant.
VALÈRE
Lucile, dans son âme,
Rend tout ce que je veux qu'elle rende à ma flamme.
ÉRASTE
Vous êtes donc facile à contenter?
VALÈRE
Pas tant
Que vous pourriez penser.
ÉRASTE
Je puis croire pourtant,
Sans trop de vanité, que je suis en sa grâce.
VALÈRE
Moi, je sais que j'y tiens une assez bonne place.
ÉRASTE
Ne vous abusez point, croyez-moi.
VALÈRE
Croyez-moi,
Ne laissez point duper vos yeux à trop de foi.
ÉRASTE
Si j'osais vous montrer une preuve assurée
Que son cœur. Non: votre âme en serait altérée.
VALÈRE
Si je vous osais, moi, découvrir en secret.
Mais je vous fâcherais, et veux être discret.
ÉRASTE
Vraiment, vous me poussez, et contre mon envie,
Votre présomption veut que je l'humilie.
Lisez.
VALÈRE
Ces mots sont doux.
ÉRASTE
Vous connaissez la main?
VALÈRE
Oui, de Lucile.
ÉRASTE
Hé bien? cet espoir si certain.
VALÈRE, riant et s'en allant.
Adieu, seigneur Éraste.
GROS-RENÉ
Il est fou, le bon sire:
Où vient-il donc pour lui d'avoir le mot pour rire?
ÉRASTE
Certes il me surprend, et j'ignore, entre nous,
Quel diable de mystère est caché là-dessous.
GROS-RENÉ
Son valet vient, je pense.
ÉRASTE
Oui, je le vois paraître.
Feignons, pour le jeter sur l'amour de son maître.
Scène IV
MASCARILLE, ÉRASTE, GROS-RENÉ.
MASCARILLE
Non, je ne trouve point d'état plus malheureux
Que d'avoir un patron jeune et fort amoureux.
GROS-RENÉ
Bonjour.
MASCARILLE
Bonjour.
GROS-RENÉ
Où tend Mascarille à cette heure?
Que fait-il? Revient-il? Va-t-il? Ou s'il demeure?
MASCARILLE
Non, je ne reviens pas, car je n'ai pas été;
Je ne vais pas aussi, car je suis arrêté;
Et ne demeure point, car tout de ce pas même
Je prétends m'en aller.
ÉRASTE
La rigueur est extrême:
Doucement, Mascarille.
MASCARILLE
Ha! Monsieur, serviteur.
ÉRASTE
Vous nous fuyez bien vite! Hé quoi? vous fais-je peur?
MASCARILLE
Je ne crois pas cela de votre courtoisie.
ÉRASTE
Touche: nous n'avons plus sujet de jalousie;
Nous devenons amis, et mes feux, que j'éteins,
Laissent la place libre à vos heureux desseins.
MASCARILLE
Plût à Dieu!
ÉRASTE
Gros-René sait qu'ailleurs je me jette.
GROS-RENÉ
Sans doute, et je te cède aussi la Marinette.
MASCARILLE
Passons sur ce point-là: notre rivalité
N'est pas pour en venir à grande extrémité.
Mais est-ce un coup bien sûr que Votre Seigneurie
Soit désenamourée, ou si c'est raillerie?
ÉRASTE
J'ai su qu'en ses amours ton maître était trop bien;
Et je serais un fou de prétendre plus rien
Aux secrètes faveurs que lui fait cette belle.
MASCARILLE
Certes vous me plaisez avec cette nouvelle.
Outre qu'en nos projets je vous craignais un peu,
Vous tirez sagement votre épingle du jeu.
Oui, vous avez bien fait de quitter une place
Où l'on vous caressait pour la seule grimace;
Et mille fois, sachant tout ce qui se passait,
J'ai plaint le faux espoir dont on vous repaissait:
On offense un brave homme alors que l'on l'abuse.
Mais d'où diantre, après tout, avez-vous su la ruse?
Car cet engagement mutuel de leur foi
N'eut pour témoins, la nuit, que deux autres et moi;
Et l'on croit jusqu'ici la chaîne fort secrète,
Qui rend de nos amants la flamme satisfaite.
ÉRASTE
Hé! que dis-tu?
MASCARILLE
Je dis que je suis interdit,
Et ne sais pas, Monsieur, qui peut vous avoir dit
Que sous ce faux semblant, qui trompe tout le monde,
En vous trompant aussi, leur ardeur sans seconde
D'un secret mariage a serré le lien.
ÉRASTE
Vous en avez menti.
MASCARILLE
Monsieur, je le veux bien.
ÉRASTE
Vous êtes un coquin.
MASCARILLE
D'accord.
ÉRASTE
Et cette audace
Mériterait cent coups de bâton sur la place.
MASCARILLE
Vous avez tout pouvoir.
ÉRASTE
Ha! Gros-René.
GROS-RENÉ
Monsieur.
ÉRASTE
Je démens un discours dont je n'ai que trop peur
(à Mascarille.)
Tu penses fuir?
MASCARILLE
Nenni.
ÉRASTE
Quoi? Lucile est la femme.
MASCARILLE
Non, monsieur: je raillais.
ÉRASTE
Ah! Vous railliez, infâme!
MASCARILLE
Non, je ne raillais point.
ÉRASTE
Il est donc vrai?
MASCARILLE
Non pas,
Je ne dis pas cela.
ÉRASTE
Que dis-tu donc?
MASCARILLE
Hélas!
Je ne dis rien, de peur de mal parler.
ÉRASTE
Assure
Ou si c'est chose vraie, ou si c'est imposture.
MASCARILLE
C'est ce qu'il vous plaira: je ne suis pas ici
Pour vous rien contester.
ÉRASTE
Veux-tu dire? Voici,
Sans marchander, de quoi te délier la langue.
MASCARILLE
Elle ira faire encor quelque sotte harangue!
Hé! de grâce, plutôt, si vous le trouvez bon,
Donnez-moi vitement quelques coups de bâton,
Et me laissez tirer mes chausses sans murmure.
ÉRASTE
Tu mourras, ou je veux que la vérité pure
S'exprime par ta bouche.
MASCARILLE
Hélas! Je la dirai;
Mais peut-être, monsieur, que je vous fâcherai.
ÉRASTE
Parle; mais prends bien garde à ce que tu vas faire:
À ma juste fureur rien ne te peut soustraire,
Si tu mens d'un seul mot en ce que tu diras.
MASCARILLE
J'y consens. Rompez-moi les jambes et les bras,
Faites-moi pis encor, tuez-moi, si j'impose
En tout ce que j'ai dit ici la moindre chose.
ÉRASTE
Ce mariage est vrai?
MASCARILLE
Ma langue, en cet endroit,
A fait un pas de clerc dont elle s'aperçoit;
Mais enfin cette affaire est comme vous la dites,
Et c'est après cinq jours de nocturnes visites,
Tandis que vous serviez à mieux couvrir leur jeu,
Que depuis avant-hier ils sont joints de ce nœud;
Et Lucile depuis fait encor moins paraître
La violente amour qu'elle porte à mon maître,
Et veut absolument que tout ce qu'il verra,
Et qu'en votre faveur son cœur témoignera,
Il l'impute à l'effet d'une haute prudence
Qui veut de leurs secrets ôter la connaissance.
Si malgré mes serments vous doutez de ma foi,
Gros-René peut venir une nuit avec moi,
Et je lui ferai voir, étant en sentinelle,
Que nous avons dans l'ombre un libre accès chez elle.
ÉRASTE
Ote-toi de mes yeux, maraud.
MASCARILLE
Et de grand cœur;
C'est ce que je demande.
ÉRASTE
Hé bien?
GROS-RENÉ
Hé bien, Monsieur,
Nous en tenons tous deux, si l'autre est véritable.
ÉRASTE
Las! Il ne l'est que trop, le bourreau détestable.
Je vois trop d'apparence à tout ce qu'il a dit;
Et ce qu'a fait Valère, en voyant cet écrit,
Marque bien leur concert, et que c'est une baye
Qui sert sans doute aux feux dont l'ingrate le paye
Scène V
MARINETTE, ÉRASTE, GROS-RENÉ.
MARINETTE
Je viens vous avertir que tantôt sur le soir
Ma maîtresse au jardin vous permet de la voir.
ÉRASTE
Oses-tu me parler, âme double et traîtresse?
Va, sors de ma présence, et dis à ta maîtresse
Qu'avecque ses écrits elle me laisse en paix,
Et que voilà l'état, infâme, que j'en fais.
Il déchire la lettre.
MARINETTE
Gros-René, dis-moi donc quelle mouche le pique?
GROS-RENÉ
M'oses-tu bien encor parler, femelle inique,
Crocodile trompeur, de qui le cœur félon
Est pire qu'un satrape ou bien qu'un Lestrygon?
Va, va rendre réponse à ta bonne maîtresse,
Et lui dis bien et beau que, malgré sa souplesse,
Nous ne sommes plus sots, ni mon maître, ni moi,
Et désormais qu'elle aille au diable avecque toi.
MARINETTE, seule.
Ma pauvre Marinette, es-tu bien éveillée?
De quel démon est donc leur âme travaillée?
Quoi? faire un tel accueil à nos soins obligeants!
Oh! que ceci chez nous va surprendre les gens!
ACTE II
Scène premièreASCAGNE, FROSINE.
FROSINE
Ascagne, je suis fille à secret, Dieu merci.
ASCAGNE
Mais, pour un tel discours, sommes-nous bien ici?
Prenons garde qu'aucun ne nous vienne surprendre,
Ou que de quelque endroit on ne nous puisse entendre.
FROSINE
Nous serions au logis beaucoup moins sûrement:
Ici de tous côtés on découvre aisément,
Et nous pouvons parler avec toute assurance.
ASCAGNE
Hélas! que j'ai de peine à rompre mon silence!
FROSINE
Ouais! ceci doit donc être un important secret.
ASCAGNE
Trop, puisque je le dis à vous-même à regret,
Et que si je pouvais le cacher davantage,
Vous ne le sauriez point.
FROSINE
Ha! c'est me faire outrage,
Feindre à s'ouvrir à moi, dont vous avez connu
Dans tous vos intérêts l'esprit si retenu!
Moi nourrie avec vous, et qui tiens sous silence
Des choses qui vous sont de si grande importance!
Qui sais.
ASCAGNE
Oui, vous savez la secrète raison
Qui cache aux yeux de tous mon sexe et ma maison;
Vous savez que dans celle où passa mon bas âge
Je suis pour y pouvoir retenir l'héritage
Que relâchait ailleurs le jeune Ascagne mort,
Dont mon déguisement fait revivre le sort;
Et c'est aussi pourquoi ma bouche se dispense
À vous ouvrir mon cœur avec plus d'assurance.
Mais avant que passer, Frosine, à ce discours,
Éclaircissez un doute où je tombe toujours:
Se pourrait-il qu'Albert ne sût rien du mystère
Qui masque ainsi mon sexe, et l'a rendu mon père?
FROSINE
En bonne foi, ce point sur quoi vous me pressez
Est une affaire aussi qui m'embarrasse assez:
Le fond de cette intrigue est pour moi lettre close,
Et ma mère ne put m'éclaircir mieux la chose.
Quand il mourut ce fils, l'objet de tant d'amour,
Au destin de qui, même avant qu'il vînt au jour,
Le testament d'un oncle abondant en richesses
D'un soin particulier avait fait des largesses,
Et que sa mère fit un secret de sa mort,
De son époux absent redoutant le transport,
S'il voyait chez un autre aller tout l'héritage
Dont sa maison tirait un si grand avantage;
Quand, dis-je, pour cacher un tel événement,
La supposition fut de son sentiment,
Et qu'on vous prit chez nous, où vous étiez nourrie
(Votre mère d'accord de cette tromperie
Qui remplaçait ce fils à sa garde commis),
En faveur des présents le secret fut promis.
Albert ne l'a point su de nous; et pour sa femme,
L'ayant plus de douze ans conservé dans son âme,
Comme le mal fut prompt dont on la vit mourir,
Son trépas imprévu ne put rien découvrir;
Mais cependant je vois qu'il garde intelligence
Avec celle de qui vous tenez la naissance;
J'ai su qu'en secret même il lui faisait du bien,
Et peut-être cela ne se fait pas pour rien.
D'autre part, il vous veut porter au mariage,
Et comme il le prétend, c'est un mauvais langage:
Je ne sais s'il saurait la supposition
Sans le déguisement. Mais la digression
Tout insensiblement pourrait trop loin s'étendre:
Revenons au secret que je brûle d'apprendre.
ASCAGNE
Sachez donc que l'amour ne sait point s'abuser,
Que mon sexe à ses yeux n'a pu se déguiser,
Et que ses traits subtils, sous l'habit que je porte,
Ont su trouver le cœur d'une fille peu forte:
J'aime enfin.
FROSINE
Vous aimez?
ASCAGNE
Frosine, doucement;
N'entrez pas tout à fait dedans l'étonnement:
Il n'est pas temps encore; et ce cœur qui soupire
A bien, pour vous surprendre, autre chose à vous dire.
FROSINE
Et quoi?
ASCAGNE
J'aime Valère.
FROSINE
Ha! vous avez raison.
L'objet de votre amour, lui dont à la maison
Votre imposture enlève un puissant héritage,
Et qui de votre sexe ayant le moindre ombrage,
Verrait incontinent ce bien lui retourner!
C'est encore un plus grand sujet de s'étonner.
ASCAGNE
J'ai de quoi toutefois surprendre plus votre âme:
Je suis sa femme.
FROSINE
Oh! Dieux! Sa femme!
ASCAGNE
Oui, sa femme.
FROSINE
Ha! Certes celui-là l'emporte, et vient à bout
De toute ma raison.
ASCAGNE
Ce n'est pas encor tout.
FROSINE
Encore?
ASCAGNE
Je la suis, dis-je, sans qu'il le pense,
Ni qu'il ait de mon sort la moindre connaissance.
FROSINE
Ho! poussez: je le quitte, et ne raisonne plus,
Tant mes sens coup sur coup se treuvent confondus.
À ces énigmes-là je ne puis rien comprendre.
ASCAGNE
Je vais vous l'expliquer, si vous voulez m'entendre.
Valère, dans les fers de ma sœur arrêté,
Me semblait un amant digne d'être écouté;
Je ne pouvais souffrir qu'on rebutât sa flamme
Sans qu'un peu d'intérêt touchât pour lui mon âme:
Je voulais que Lucile aimât son entretien,
Je blâmais ses rigueurs, et les blâmai si bien,
Que moi-même j'entrai, sans pouvoir m'en défendre,
Dans tous les sentiments qu'elle ne pouvait prendre.
C'était, en lui parlant, moi qu'il persuadait;
Je me laissais gagner aux soupirs qu'il perdait;
Et ses vœux, rejetés de l'objet qui l'enflamme,
Étaient, comme vainqueurs, reçus dedans mon âme.
Ainsi mon cœur, Frosine, un peu trop faible, hélas!
Se rendit à des soins qu'on ne lui rendait pas,
Par un coup réfléchi reçut une blessure,
Et paya pour un autre avec beaucoup d'usure.
Enfin, ma chère, enfin l'amour que j'eus pour lui
Se voulut expliquer, mais sous le nom d'autrui:
Dans ma bouche, une nuit, cet amant trop aimable
Crut rencontrer Lucile à ses vœux favorable;
Et je sus ménager si bien cet entretien,
Que du déguisement il ne reconnut rien.
Sous ce voile trompeur, qui flattait sa pensée,
Je lui dis que pour lui mon âme était blessée,
Mais que voyant mon père en d'autres sentiments,
Je devais une feinte à ses commandements;
Qu'ainsi de notre amour nous ferions un mystère
Dont la nuit seulement serait dépositaire,
Et qu'entre nous de jour, de peur de rien gâter,
Tout entretien secret se devait éviter;
Qu'il me verrait alors la même indifférence
Qu'avant que nous eussions aucune intelligence;
Et que de son côté, de même que du mien,
Geste, parole, écrit, ne m'en dît jamais rien.
Enfin, sans m'arrêter sur toute l'industrie
Dont j'ai conduit le fil de cette tromperie,
J'ai poussé jusqu'au bout un projet si hardi,
Et me suis assuré l'époux que je vous di.
FROSINE
Ho, ho! les grands talents que votre esprit possède!
Dirait-on qu'elle y touche avec sa mine froide?
Cependant vous avez été bien vite ici;
Car je veux que la chose ait d'abord réussi:
Ne jugez-vous pas bien, à regarder l'issue,
Qu'elle ne peut longtemps éviter d'être sue?
ASCAGNE
Quand l'amour est bien fort, rien ne peut l'arrêter;
Ses projets seulement vont à se contenter,
Et pourvu qu'il arrive au but qu'il se propose,
Il croit que tout le reste après est peu de chose.
Mais enfin aujourd'hui je me découvre à vous,
Afin que vos conseils. Mais voici cet époux.
Scène II VALÈRE, ASCAGNE, FROSINE. VALÈRE Si vous êtes tous deux en quelque conférence Où je vous fasse tort de mêler ma présence, Je me retirerai. ASCAGNE Non, non, vous pouvez bien, Puisque vous le faisiez, rompre notre entretien. VALÈRE Moi? ASCAGNE Vous-même. VALÈRE Et comment? ASCAGNE Je disais que Valère Aurait, si j'étais fille, un peu trop su me plaire, Et que si je faisais tous les vœux de son cœur, Je ne tarderais guère à faire son bonheur. VALÈRE Ces protestations ne coûtent pas grand-chose, Alors qu'à leur effet un pareil si s'oppose; Mais vous seriez bien pris, si quelque événement Allait mettre à l'épreuve un si doux compliment. ASCAGNE Point du tout; je vous dis que régnant dans votre âme, Je voudrais de bon cœur couronner votre flamme. VALÈRE Et si c'était quelqu'une où par votre secours Vous pussiez être utile au bonheur de mes jours? ASCAGNE Je pourrais assez mal répondre à votre attente. VALÈRE Cette confession n'est pas fort obligeante. ASCAGNE Hé quoi? vous voudriez, Valère, injustement, Qu'étant fille, et mon cœur vous aimant tendrement, Je m'allasse engager avec une promesse De servir vos ardeurs pour quelque autre maîtresse? Un si pénible effort, pour moi, m'est interdit. VALÈRE Mais cela n'étant pas? ASCAGNE Ce que je vous ai dit, Je l'ai dit comme fille, et vous le devez prendre Tout de même. VALÈRE Ainsi donc il ne faut rien prétendre, Ascagne, à des bontés que vous auriez pour nous, À moins que le Ciel fasse un grand miracle en vous. Bref, si vous n'êtes fille, adieu votre tendresse: Il ne vous reste rien qui pour nous s'intéresse. ASCAGNE J'ai l'esprit délicat plus qu'on ne peut penser, Et le moindre scrupule a de quoi m'offenser, Quand il s'agit d'aimer. Enfin je suis sincère: Je ne m'engage point à vous servir, Valère, Si vous ne m'assurez au moins absolument Que vous avez pour moi le même sentiment, Que pareille chaleur d'amitié vous transporte, Et que si j'étais fille, une flamme plus forte N'outragerait point celle où je vivrais pour vous. VALÈRE Je n'avais jamais vu ce scrupule jaloux; Mais, tout nouveau qu'il est, ce mouvement m'oblige, Et je vous fais ici tout l'aveu qu'il exige. ASCAGNE Mais sans fard? VALÈRE Oui, sans fard. ASCAGNE S'il est vrai, désormais Vos intérêts seront les miens, je vous promets. VALÈRE J'ai bientôt à vous dire un important mystère, Où l'effet de ces mots me sera nécessaire. ASCAGNE Et j'ai quelque secret de même à vous ouvrir, Où votre cœur pour moi se pourra découvrir. VALÈRE Hé! de quelle façon cela pourrait-il être? ASCAGNE C'est que j'ai de l'amour qui n'oserait paraître; Et vous pourriez avoir sur l'objet de mes vœux Un empire à pouvoir rendre mon sort heureux. VALÈRE Expliquez-vous, Ascagne, et croyez, par avance, Que votre heur est certain, s'il est en ma puissance. ASCAGNE Vous promettez ici plus que vous ne croyez. VALÈRE Non, non: dites l'objet pour qui vous m'employez. ASCAGNE Il n'est pas encor temps; mais c'est une personne Qui vous touche de près. VALÈRE Votre discours m'étonne. Plût à Dieu que ma sœur. ASCAGNE Ce n'est pas la saison De m'expliquer, vous dis-je. VALÈRE Et pourquoi? ASCAGNE Pour raison. Vous saurez mon secret, quand je saurai le vôtre. VALÈRE J'ai besoin pour cela de l'aveu de quelque autre. ASCAGNE Ayez-le donc; et lors nous expliquant nos vœux, Nous verrons qui tiendra mieux parole des deux. VALÈRE Adieu, j'en suis content. ASCAGNE Et moi content, Valère. FROSINE Il croit trouver en vous l'assistance d'un frère. Scène III FROSINE, ASCAGNE, MARINETTE, LUCILE. LUCILE C'en est fait: c'est ainsi que je puis me venger; Et si cette action a de quoi l'affliger, C'est toute la douceur que mon cœur s'y propose. Mon frère, vous voyez une métamorphose: Je veux chérir Valère après tant de fierté, Et mes vœux maintenant tournent de son côté. ASCAGNE Que dites-vous, ma sœur? comment? courir au change! Cette inégalité me semble trop étrange. LUCILE La vôtre me surprend avec plus de sujet: De vos soins autrefois Valère était l'objet; Je vous ai vu pour lui m'accuser de caprice, D'aveugle cruauté, d'orgueil et d'injustice: Et quand je veux l'aimer, mon dessein vous déplaît, Et je vous vois parler contre son intérêt! ASCAGNE Je le quitte, ma sœur, pour embrasser le vôtre: Je sais qu'il est rangé dessous les lois d'une autre, Et ce serait un trait honteux à vos appas, Si vous le rappeliez et qu'il ne revînt pas. LUCILE Si ce n'est que cela, j'aurai soin de ma gloire; Et je sais, pour son cœur, tout ce que j'en dois croire: Il s'explique à mes yeux intelligiblement. Ainsi découvrez-lui sans peur mon sentiment, Ou si vous refusez de le faire, ma bouche Lui va faire savoir que son ardeur me touche. Quoi? mon frère, à ces mots vous restez interdit? ASCAGNE Ha! ma sœur, si sur vous je puis avoir crédit, Si vous êtes sensible aux prières d'un frère, Quittez un tel dessein, et n'ôtez point Valère Aux vœux d'un jeune objet dont l'intérêt m'est cher, Et qui, sur ma parole, a droit de vous toucher. La pauvre infortunée aime avec violence; À moi seul de ses feux elle fait confidence, Et je vois dans son cœur de tendres mouvements À dompter la fierté des plus durs sentiments. Oui, vous auriez pitié de l'état de son âme, Connaissant de quel coup vous menacez sa flamme, Et je ressens si bien la douleur qu'elle aura, Que je suis assuré, ma sœur, qu'elle en mourra, Si vous lui dérobez l'amant qui peut lui plaire. Éraste est un parti qui doit vous satisfaire, Et des feux mutuels. LUCILE Mon frère, c'est assez: Je ne sais point pour qui vous vous intéressez; Mais, de grâce, cessons ce discours, je vous prie, Et me laissez un peu dans quelque rêverie. ASCAGNE Allez, cruelle sœur, vous me désespérez, Si vous effectuez vos desseins déclarés. Scène IV MARINETTE, LUCILE. MARINETTE La résolution, Madame, est assez prompte. LUCILE Un cœur ne pèse rien alors que l'on l'affronte; Il court à sa vengeance, et saisit promptement Tout ce qu'il croit servir à son ressentiment. Le traître! faire voir cette insolence extrême! MARINETTE Vous m'en voyez encor toute hors de moi-même; Et quoique là-dessus je rumine sans fin, L'aventure me passe, et j'y perds mon latin. Car enfin, aux transports d'une bonne nouvelle Jamais cœur ne s'ouvrit d'une façon plus belle; De l'écrit obligeant le sien tout transporté Ne me donnait pas moins que de la déité; Et cependant jamais, à cet autre message, Fille ne fut traitée avecque tant d'outrage. Je ne sais, pour causer de si grands changements, Ce qui s'est pu passer entre ces courts moments. LUCILE Rien ne s'est pu passer dont il faille être en peine, Puisque rien ne le doit défendre de ma haine. Quoi? tu voudrais chercher hors de sa lâcheté La secrète raison de cette indignité? Cet écrit malheureux, dont mon âme s'accuse, Peut-il à son transport souffrir la moindre excuse? MARINETTE En effet, je comprends que vous avez raison, Et que cette querelle est pure trahison: Nous en tenons, Madame. Et puis prêtons l'oreille Aux bons chiens de pendards qui nous chantent merveille, Qui pour nous accrocher feignent tant de langueur! Laissons à leurs beaux mots fondre notre rigueur, Rendons-nous à leurs vœux, trop faibles que nous sommes! Foin de notre sottise, et peste soit des hommes! LUCILE Hé bien, bien! qu'il s'en vante et rie à nos dépens: Il n'aura pas sujet d'en triompher longtemps; Et je lui ferai voir qu'en une âme bien faite Le mépris suit de près la faveur qu'on rejette. MARINETTE Au moins, en pareil cas, est-ce un bonheur bien doux Quand on sait qu'on n'a point d'avantage sur nous. Marinette eut bon nez, quoi qu'on en puisse dire, De ne permettre rien un soir qu'on voulait rire. Quelque autre, sous l'espoir de matrimonion, Aurait ouvert l'oreille à la tentation; Mais moi, nescio vos. LUCILE Que tu dis de folies, Et choisis mal ton temps pour de telles saillies! Enfin je suis touchée au cœur sensiblement; Et si jamais celui de ce perfide amant, Par un coup de bonheur, dont j'aurais tort, je pense, De vouloir à présent concevoir l'espérance (Car le Ciel a trop pris plaisir de m'affliger, Pour me donner celui de me pouvoir venger), Quand, dis-je, par un sort à mes désirs propice, Il reviendrait m'offrir sa vie en sacrifice, Détester à mes pieds l'action d'aujourd'hui, Je te défends surtout de me parler pour lui: Au contraire, je veux que ton zèle s'exprime À me bien mettre aux yeux la grandeur de son crime; Et même, si mon cœur était pour lui tenté De descendre jamais à quelque lâcheté, Que ton affection me soit alors sévère, Et tienne comme il faut la main à ma colère. MARINETTE Vraiment, n'ayez point peur, et laissez faire à nous: J'ai pour le moins autant de colère que vous; Et je serais plutôt fille toute ma vie, Que mon gros traître aussi me redonnât envie. S'il vient. Scène V MARINETTE, LUCILE, ALBERT. ALBERT Rentrez, Lucile, et me faites venir Le précepteur: je veux un peu l'entretenir, Et m'informer de lui, qui me gouverne Ascagne, S'il sait point quel ennui depuis peu l'accompagne. (Il continue seul.) En quel gouffre de soins et de perplexité Nous jette une action faite sans équité! D'un enfant supposé par mon trop d'avarice Mon cœur depuis longtemps souffre bien le supplice, Et quand je vois les maux où je me suis plongé, Je voudrais à ce bien n'avoir jamais songé. Tantôt je crains de voir par la fourbe éventée Ma famille en opprobre et misère jetée; Tantôt pour ce fils-là, qu'il me faut conserver, Je crains cent accidents qui peuvent arriver. S'il advient que dehors quelque affaire m'appelle, J'appréhende au retour cette triste nouvelle: "Las! vous ne savez pas? vous l'a-t-on annoncé? Votre fils a la fièvre, ou jambe, ou bras cassé." Enfin, à tous moments, sur quoi que je m'arrête, Cent sortes de chagrins me roulent par la tête. Ha! Scène VI ALBERT, MÉTAPHRASTE. MÉTAPHRASTE Mandatum tuum curo diligenter. ALBERT Maître, j'ai voulu. MÉTAPHRASTE Maître est dit a magister: C'est comme qui dirait trois fois plus grand. ALBERT Je meure, Si je savais cela: mais soit, à la bonne heure! Maître donc. MÉTAPHRASTE Poursuivez. ALBERT Je veux poursuivre aussi; Mais ne poursuivez point, vous, d'interrompre ainsi. Donc, encore une fois, maître (c'est la troisième), Mon fils me rend chagrin; vous savez que je l'aime, Et que soigneusement je l'ai toujours nourri. MÉTAPHRASTE Il est vrai: filio non potest praeferri Nisi filius. ALBERT Maître, en discourant ensemble, Ce jargon n'est pas fort nécessaire, me semble. Je vous crois grand latin et grand docteur juré: Je m'en rapporte à ceux qui m'en ont assuré; Mais dans un entretien qu'avec vous je destine N'allez point déployer toute votre doctrine, Faire le pédagogue, et cent mots me cracher, Comme si vous étiez en chaire pour prêcher. Mon père, quoiqu'il eût la tête des meilleures, Ne m'a jamais rien fait apprendre que mes heures, Qui depuis cinquante ans dites journellement Ne sont encor pour moi que du haut allemand. Laissez donc en repos votre science auguste, Et que votre langage à mon faible s'ajuste. MÉTAPHRASTE Soit. ALBERT À mon fils, l'hymen semble lui faire peur, Et sur quelque parti que je sonde son cœur, Pour un pareil lien il est froid, et recule. MÉTAPHRASTE Peut-être a-t-il l'humeur du frère de Marc Tulle, Dont avec Atticus le même fait sermon; Et comme aussi les Grecs disent: "atanaton." ALBERT Mon Dieu! maître éternel, laissez là, je vous prie, Les Grecs, les Albanais, avec l'Esclavonie, Et tous ces autres gens dont vous voulez parler: Eux et mon fils n'ont rien ensemble à démêler. MÉTAPHRASTE Hé bien donc, votre fils? ALBERT Je ne sais si dans l'âme Il ne sentirait point une secrète flamme: Quelque chose le trouble, ou je suis fort déçu; Et je l'aperçus hier, sans en être aperçu, Dans un recoin du bois où nul ne se retire. MÉTAPHRASTE Dans un lieu reculé du bois, voulez-vous dire, Un endroit écarté, latine, secessus; Virgile l'a dit: est in secessu locus. ALBERT Comment aurait-il pu l'avoir dit, ce Virgile, Puisque je suis certain que dans ce lieu tranquille Ame du monde enfin n'était lors que nous deux? MÉTAPHRASTE Virgile est nommé là comme un auteur fameux D'un terme plus choisi que le mot que vous dites, Et non comme témoin de ce qu'hier vous vîtes. ALBERT Et moi, je vous dis, moi, que je n'ai pas besoin De terme plus choisi, d'auteur ni de témoin, Et qu'il suffit ici de mon seul témoignage. MÉTAPHRASTE Il faut choisir pourtant les mots mis en usage Par les meilleurs auteurs: tu vivendo bonos, Comme on dit, scribendo sequare peritos. ALBERT Homme ou démon, veux-tu m'entendre sans conteste? MÉTAPHRASTE Quintilien en fait le précepte. ALBERT La peste Soit du causeur! MÉTAPHRASTE Et dit là-dessus doctement Un mot que vous serez bien aise assurément D'entendre. ALBERT Je serai le diable qui t'emporte, Chien d'homme! Oh! que je suis tenté d'étrange sorte De faire sur ce mufle une application! MÉTAPHRASTE Mais qui cause, seigneur, votre inflammation? Que voulez-vous de moi? ALBERT Je veux que l'on m'écoute, Vous ai-je dit vingt fois, quand je parle. MÉTAPHRASTE Ha! Sans doute. Vous serez satisfait, s'il ne tient qu'à cela: Je me tais. ALBERT Vous ferez sagement. MÉTAPHRASTE Me voilà Tout prêt de vous ouïr. ALBERT Tant mieux. MÉTAPHRASTE Que je trépasse, Si je dis plus mot. ALBERT Dieu vous en fasse la grâce. MÉTAPHRASTE Vous n'accuserez point mon caquet désormais. ALBERT Ainsi soit-il! MÉTAPHRASTE Parlez quand vous voudrez. ALBERT J'y vais. MÉTAPHRASTE Et n'appréhendez plus d'interruption nôtre. ALBERT C'est assez dit. MÉTAPHRASTE Je suis exact plus qu'aucun autre. ALBERT Je le crois. MÉTAPHRASTE J'ai promis que je ne dirais rien. ALBERT Suffit. MÉTAPHRASTE Dès à présent je suis muet. ALBERT Fort bien. MÉTAPHRASTE Parlez, courage! Au moins, je vous donne audience; Vous ne vous plaindrez pas de mon peu de silence: Je ne desserre pas la bouche seulement. ALBERT Le traître! MÉTAPHRASTE Mais, de grâce, achevez vitement: Depuis longtemps j'écoute; il est bien raisonnable Que je parle à mon tour. ALBERT Donc, bourreau détestable. MÉTAPHRASTE Hé! bon Dieu! voulez-vous que j'écoute à jamais? Partageons le parler, au moins, ou je m'en vais. ALBERT Ma patience est bien... MÉTAPHRASTE Quoi? voulez-vous poursuivre? Ce n'est pas encor fait? Per Jovem! je suis ivre. ALBERT Je n'ai pas dit... MÉTAPHRASTE Encor? bon Dieu! que de discours! Rien n'est-il suffisant d'en arrêter le cours? ALBERT J'enrage. MÉTAPHRASTE Derechef? Oh! l'étrange torture! Hé! laissez-moi parler un peu, je vous conjure: Un sot qui ne dit mot ne se distingue pas D'un savant qui se tait. ALBERT, s'en allant. Parbleu, tu te tairas! MÉTAPHRASTE D'où vient fort à propos cette sentence expresse D'un philosophe: "Parle, afin qu'on te connaisse." Doncques, si de parler le pouvoir m'est ôté, Pour moi, j'aime autant perdre aussi l'humanité, Et changer mon essence en celle d'une bête. Me voilà pour huit jours avec un mal de tête. Oh! Que les grands parleurs sont par moi détestés! Mais quoi? si les savants ne sont point écoutés, Si l'on veut que toujours ils aient la bouche close, Il faut donc renverser l'ordre de chaque chose: Que les poules dans peu dévorent les renards, Que les jeunes enfants remontrent aux vieillards, Qu'à poursuivre les loups les agnelets s'ébattent, Qu'un fou fasse les lois, que les femmes combattent, Que par les criminels les juges soient jugés Et par les écoliers les maîtres fustigés, Que le malade au sain présente le remède, Que le lièvre craintif. Miséricorde! à l'aide! Albert lui vient sonner aux oreilles une cloche de mulet qui le fait fuir.
ACTE III
Scène premièreMASCARILLE Le Ciel parfois seconde un dessein téméraire, Et l'on sort comme on peut d'une méchante affaire. Pour moi, qu'une imprudence a trop fait discourir, Le remède plus prompt où j'ai su recourir, C'est de pousser ma pointe et dire en diligence À notre vieux patron toute la manigance. Son fils, qui m'embarrasse, est un évaporé; L'autre, diable! disant ce que j'ai déclaré, Gare une irruption sur notre friperie! Au moins, avant qu'on puisse échauffer sa furie, Quelque chose de bon nous pourra succéder, Et les vieillards entre eux se pourront accorder: C'est ce qu'on va tenter; et de la part du nôtre, Sans perdre un seul moment, je m'en vais trouver l'autre. Scène II MASCARILLE, ALBERT. ALBERT Qui frappe? MASCARILLE Amis. ALBERT Ho! Ho! Qui te peut amener, Mascarille? MASCARILLE Je viens, Monsieur, pour vous donner Le bonjour. ALBERT Ha! vraiment, tu prends beaucoup de peine. De tout mon cœur, bonjour. Il s'en va. MASCARILLE La réplique est soudaine. Quel homme brusque! Il heurte. ALBERT Encor? MASCARILLE Vous n'avez pas ouï, Monsieur. ALBERT Ne m'as-tu pas donné le bonjour? MASCARILLE Oui. ALBERT Eh bien! bonjour, te dis-je. Il s'en va, Mascarille l'arrête. MASCARILLE Oui, mais je viens encore Vous saluer au nom du seigneur Polydore. ALBERT Ha! c'est un autre fait. Ton maître t'a chargé De me saluer? MASCARILLE Oui. ALBERT Je lui suis obligé. Va: que je lui souhaite une joie infinie. Il s'en va. MASCARILLE Cet homme est ennemi de la cérémonie. (Il heurte.) Je n'ai pas achevé, Monsieur, son compliment: Il voudrait vous prier d'une chose instamment. ALBERT Hé bien! quand il voudra, je suis à son service. MASCARILLE Attendez, et souffrez qu'en deux mots je finisse: Il souhaite un moment pour vous entretenir D'une affaire importante, et doit ici venir. ALBERT Hé! quelle est-elle encor l'affaire qui l'oblige À me vouloir parler? MASCARILLE Un grand secret, vous dis-je, Qu'il vient de découvrir en ce même moment, Et qui, sans doute, importe à tous deux grandement. Voilà mon ambassade. Scène III ALBERT Oh! juste Ciel, je tremble! Car enfin nous avons peu de commerce ensemble. Quelque tempête va renverser mes desseins, Et ce secret, sans doute, est celui que je crains. L'espoir de l'intérêt m'a fait quelque infidèle, Et voilà sur ma vie une tache éternelle: Ma fourbe est découverte. Oh! que la vérité Se peut cacher longtemps avec difficulté, Et qu'il eût mieux valu pour moi, pour mon estime, Suivre les mouvements d'une peur légitime, Par qui je me suis vu tenté plus de vingt fois De rendre à Polydore un bien que je lui dois, De prévenir l'éclat où ce coup-ci m'expose, Et faire qu'en douceur passât toute la chose! Mais, hélas! c'en est fait, il n'est plus de saison; Et ce bien, par la fraude entré dans ma maison, N'en sera point tiré, que dans cette sortie Il n'entraîne du mien la meilleure partie. Scène IV ALBERT, POLYDORE. POLYDORE S'être ainsi marié sans qu'on en ait su rien! Puisse cette action se terminer à bien! Je ne sais qu'en attendre, et je crains fort du père Et la grande richesse et la juste colère. Mais je l'aperçois seul. ALBERT Ciel! Polydore vient! POLYDORE Je tremble à l'aborder. ALBERT La crainte me retient. POLYDORE Par où lui débuter? ALBERT Quel sera mon langage? POLYDORE Son âme est toute émue. ALBERT Il change de visage. POLYDORE Je vois, seigneur Albert, au trouble de vos yeux, Que vous savez déjà qui m'amène en ces lieux. ALBERT Hélas! oui. POLYDORE La nouvelle a droit de vous surprendre, Et je n'eusse pas cru ce que je viens d'apprendre. ALBERT J'en dois rougir de honte et de confusion. POLYDORE Je trouve condamnable une telle action, Et je ne prétends point excuser le coupable. ALBERT Dieu fait miséricorde au pécheur misérable. POLYDORE C'est ce qui doit par vous être considéré. ALBERT Il faut être chrétien. POLYDORE Il est très assuré. ALBERT Grâce au nom de Dieu, grâce, Ô seigneur Polydore! POLYDORE Eh! c'est moi qui de vous présentement l'implore. ALBERT Afin de l'obtenir je me jette à genoux. POLYDORE Je dois en cet état être plutôt que vous. ALBERT Prenez quelque pitié de ma triste aventure. POLYDORE Je suis le suppliant dans une telle injure. ALBERT Vous me fendez le cœur avec cette bonté. POLYDORE Vous me rendez confus de tant d'humilité. ALBERT Pardon, encore un coup. POLYDORE Hélas! pardon vous-même. ALBERT J'ai de cette action une douleur extrême. POLYDORE Et moi, j'en suis touché de même au dernier point. ALBERT J'ose vous conjurer qu'elle n'éclate point. POLYDORE Hélas! seigneur Albert, je ne veux autre chose. ALBERT Conservons mon honneur. POLYDORE Hé! oui, je m'y dispose. ALBERT Quant au bien qu'il faudra, vous-même en résoudrez. POLYDORE Je ne veux de vos biens que ce que vous voudrez: De tous ces intérêts je vous ferai le maître; Et je suis trop content si vous le pouvez être. ALBERT Hé! quel homme de Dieu! quel excès de douceur! POLYDORE Quelle douceur, vous-même: après un tel malheur! ALBERT Que puissiez-vous avoir toutes choses prospères! POLYDORE Le bon Dieu vous maintienne! ALBERT Embrassons-nous en frères. POLYDORE J'y consens de grand cœur, et me réjouis fort Que tout soit terminé par un heureux accord. ALBERT J'en rends grâces au Ciel. POLYDORE Il ne vous faut rien feindre: Votre ressentiment me donnait lieu de craindre; Et Lucile tombée en faute avec mon fils, Comme on vous voit puissant et de biens et d'amis. ALBERT Heu! Que parlez-vous là de faute et de Lucile? POLYDORE Soit, ne commençons point un discours inutile. Je veux bien que mon fils y trempe grandement; Même, si cela fait à votre allégement, J'avouerai qu'à lui seul en est toute la faute; Que votre fille avait une vertu trop haute Pour avoir jamais fait ce pas contre l'honneur, Sans l'incitation d'un méchant suborneur; Que le traître a séduit sa pudeur innocente, Et de votre conduite ainsi détruit l'attente. Puisque la chose est faite, et que selon mes vœux Un esprit de douceur nous met d'accord tous deux, Ne ramentevons rien, et réparons l'offense Par la solennité d'une heureuse alliance. ALBERT Oh! Dieu! quelle méprise! et qu'est-ce qu'il m'apprend? Je rentre ici d'un trouble en un autre aussi grand. Dans ces divers transports je ne sais que répondre; Et si je dis un mot, j'ai peur de me confondre. POLYDORE À quoi pensez-vous là, seigneur Albert? ALBERT À rien. Remettons, je vous prie, à tantôt l'entretien: Un mal subit me prend, qui veut que je vous laisse. Scène V POLYDORE Je lis dedans son âme et vois ce qui le presse. À quoi que sa raison l'eût déjà disposé, Son déplaisir n'est pas encor tout apaisé; L'image de l'affront lui revient, et sa fuite Tâche à me déguiser le trouble qui l'agite. Je prends part à sa honte, et son deuil m'attendrit. Il faut qu'un peu de temps remette son esprit: La douleur trop contrainte aisément se redouble. Voici mon jeune fou, d'où nous vient tout ce trouble. Scène VI POLYDORE, VALÈRE. POLYDORE Enfin, le beau mignon, vos beaux déportements Troubleront les vieux jours d'un père à tous moments; Tous les jours vous ferez de nouvelles merveilles, Et nous n'aurons jamais autre chose aux oreilles. VALÈRE Que fais-je tous les jours qui soit si criminel? En quoi mériter tant le courroux paternel? POLYDORE Je suis un étrange homme, et d'une humeur terrible, D'accuser un enfant si sage et si paisible! Las! il vit comme un saint, et dedans la maison Du matin jusqu'au soir il est en oraison. Dire qu'il pervertit l'ordre de la nature Et fait du jour la nuit, oh! la grande imposture! Qu'il n'a considéré père ni parenté En vingt occasions, horrible fausseté! Que de fraiche mémoire un furtif hyménée À la fille d'Albert a joint sa destinée, Sans craindre de la suite un désordre puissant: On le prend pour un autre, et le pauvre innocent Ne sait pas seulement ce que je lui veux dire! Ha! chien! que j'ai reçu du ciel pour mon martyre, Te croiras-tu toujours et ne pourrai-je pas Te voir être une fois sage avant mon trépas? VALÈRE, seul et rêvant. D'où peut venir ce coup? mon âme embarrassée Ne voit que Mascarille où jeter sa pensée. Il ne sera pas homme à m'en faire un aveu! Il faut user d'adresse, et me contraindre un peu Dans ce juste courroux. Scène VII MASCARILLE, VALÈRE. VALÈRE Mascarille, mon père, Que je viens de trouver, sait toute notre affaire. MASCARILLE Il la sait? VALÈRE Oui. MASCARILLE D'où diantre a-t-il pu la savoir? VALÈRE Je ne sais point sur qui ma conjecture asseoir; Mais enfin d'un succès cette affaire est suivie Dont j'ai tous les sujets d'avoir l'âme ravie. Il ne m'en a pas dit un mot qui fût fâcheux, Il excuse ma faute, il approuve mes feux; Et je voudrais savoir qui peut être capable D'avoir pu rendre ainsi son esprit si traitable. Je ne puis t'exprimer l'aise que j'en reçois. MASCARILLE Et que me diriez-vous, Monsieur, si c'était moi Qui vous eût procuré cette heureuse fortune? VALÈRE Bon! bon! tu voudrais bien ici m'en donner d'une. MASCARILLE C'est moi, vous dis-je, moi dont le patron le sait, Et qui vous ai produit ce favorable effet. VALÈRE Mais, là, sans te railler? MASCARILLE Que le diable m'emporte Si je fais raillerie, et s'il n'est de la sorte! VALÈRE Et qu'il m'entraîne, moi, si tout présentement Tu m'en vas recevoir le juste payement! MASCARILLE Ha! Monsieur, qu'est-ce ci? Je défends la surprise. VALÈRE C'est la fidélité que tu m'avais promise? Sans ma feinte, jamais tu n'eusses avoué Le trait que j'ai bien cru que tu m'avais joué. Traître, de qui la langue à causer trop habile D'un père contre moi vient d'échauffer la bile, Qui me perds tout à fait, il faut, sans discourir, Que tu meures. MASCARILLE Tout beau: mon âme, pour mourir, N'est pas en bon état. Daignez, je vous conjure, Attendre le succès qu'aura cette aventure. J'ai de fortes raisons qui m'ont fait révéler Un hymen que vous-même aviez peine à celer: C'était un coup d'état, et vous verrez l'issue Condamner la fureur que vous avez conçue. De quoi vous fâchez-vous? pourvu que vos souhaits Se trouvent par mes soins pleinement satisfaits, Et voyent mettre à fin la contrainte où vous êtes? VALÈRE Et si tous ces discours ne sont que des sornettes? MASCARILLE Toujours serez-vous lors à temps pour me tuer. Mais enfin mes projets pourront s'effectuer: Dieu fera pour les siens; et content dans la suite, Vous me remercierez de ma rare conduite. VALÈRE Nous verrons. Mais Lucile. MASCARILLE Alte! son père sort. Scène VIII VALÈRE, ALBERT, MASCARILLE. ALBERT Plus je reviens du trouble où j'ai donné d'abord, Plus je me sens piqué de ce discours étrange, Sur qui ma peur prenait un si dangereux change; Car Lucile soutient que c'est une chanson, Et m'a parlé d'un air à m'ôter tout soupçon. Ha! Monsieur, est-ce vous, de qui l'audace insigne Met en jeu mon honneur, et fait ce conte indigne? MASCARILLE Seigneur Albert, prenez un ton un peu plus doux, Et contre votre gendre ayez moins de courroux. ALBERT Comment gendre, coquin? Tu portes bien la mine De pousser les ressorts d'une telle machine, Et d'en avoir été le premier inventeur. MASCARILLE Je ne vois ici rien à vous mettre en fureur. ALBERT Trouves-tu beau, dis-moi, de diffamer ma fille, Et faire un tel scandale à toute une famille? MASCARILLE Le voilà prêt de faire en tout vos volontés. ALBERT Que voudrais-je sinon qu'il dît des vérités? Si quelque intention le pressait pour Lucile, La recherche en pouvait être honnête et civile: Il fallait l'attaquer du côté du devoir, Il fallait de son père implorer le pouvoir, Et non pas recourir à cette lâche feinte, Qui porte à la pudeur une sensible atteinte. MASCARILLE Quoi? Lucile n'est pas sous des liens secrets À mon maître? ALBERT Non, traître, et n'y sera jamais. MASCARILLE Tout doux! Et s'il est vrai que ce soit chose faite, Voulez-vous l'approuver, cette chaîne secrète? ALBERT Et s'il est constant, toi, que cela ne soit pas, Veux-tu te voir casser les jambes et les bras? VALÈRE Monsieur, il est aisé de vous faire paraître Qu'il dit vrai. ALBERT Bon! voilà l'autre encor, digne maître D'un semblable valet! Oh! les menteurs hardis! MASCARILLE D'homme d'honneur, il est ainsi que je le dis. VALÈRE Quel serait notre but de vous en faire accroire? ALBERT Ils s'entendent tous deux comme larrons en foire. MASCARILLE Mais venons à la preuve, et sans nous quereller, Faites sortir Lucile et la laissez parler. ALBERT Et si le démenti par elle vous en reste? MASCARILLE Elle n'en fera rien, Monsieur, je vous proteste. Promettez à leurs vœux votre consentement, Et je veux m'exposer au plus dur châtiment, Si de sa propre bouche elle ne vous confesse Et la foi qui l'engage et l'ardeur qui la presse. ALBERT Il faut voir cette affaire. MASCARILLE, à Valère. Allez, tout ira bien. ALBERT Holà! Lucile, un mot. VALÈRE Je crains. MASCARILLE Ne craignez rien. Scène IX VALÈRE, ALBERT, MASCARILLE, LUCILE. MASCARILLE Seigneur Albert, silence, au moins. Enfin, Madame, Toute chose conspire au bonheur de votre âme, Et Monsieur votre père, averti de vos feux, Vous laisse votre époux et confirme vos vœux, 1025 Pourvu que bannissant toutes craintes frivoles, Deux mots de votre aveu confirment nos paroles. LUCILE Que me vient donc conter ce coquin assuré? MASCARILLE Bon! me voilà déjà d'un beau titre honoré. LUCILE Sachons un peu, Monsieur, quelle belle saillie Fait ce conte galant qu'aujourd'hui l'on publie. VALÈRE Pardon, charmant objet, un valet a parlé, Et j'ai vu malgré moi notre hymen révélé. LUCILE Notre hymen? VALÈRE On sait tout, adorable Lucile, Et vouloir déguiser est un soin inutile. LUCILE Quoi? l'ardeur de mes feux vous a fait mon époux? VALÈRE C'est un bien qui me doit faire mille jaloux; Mais j'impute bien moins ce bonheur de ma flamme À l'ardeur de vos feux qu'aux bontés de votre âme. Je sais que vous avez sujet de vous fâcher, Que c'était un secret que vous vouliez cacher; Et j'ai de mes transports forcé la violence À ne point violer votre expresse défense; Mais. MASCARILLE Hé bien! oui, c'est moi: le grand mal que voilà! LUCILE Est-il une imposture égale à celle-là? Vous l'osez soutenir en ma présence même, Et pensez m'obtenir par ce beau stratagème? Oh! le plaisant amant, dont la galante ardeur Veut blesser mon honneur au défaut de mon cœur, Et que mon père, ému de l'éclat d'un sot conte, Paye avec mon hymen qui me couvre de honte! Quand tout contribuerait à votre passion: Mon père, les destins, mon inclination, On me verrait combattre, en ma juste colère, Mon inclination, les destins et mon père, Perdre même le jour, avant que de m'unir À qui par ce moyen aurait cru m'obtenir. Allez; et si mon sexe, avecque bienséance, Se pouvait emporter à quelque violence, Je vous apprendrais bien à me traiter ainsi. VALÈRE C'en est fait, son courroux ne peut être adouci. MASCARILLE Laissez-moi lui parler. Eh! Madame, de grâce, À quoi bon maintenant toute cette grimace? Quelle est votre pensée? et quel bourru transport Contre vos propres vœux vous fait raidir si fort? Si Monsieur votre père était homme farouche, Passe; mais il permet que la raison le touche, Et lui-même m'a dit qu'une confession Vous va tout obtenir de son affection. Vous sentez, je crois bien, quelque petite honte À faire un libre aveu de l'amour qui vous dompte; Mais s'il vous a fait perdre un peu de liberté, Par un bon mariage on voit tout rajusté; Et quoi que l'on reproche au feu qui vous consomme, Le mal n'est pas si grand, que de tuer un homme. On sait que la chair est fragile quelquefois, Et qu'une fille enfin n'est ni caillou ni bois. Vous n'avez pas été sans doute la première, Et vous ne serez pas, que je crois, la dernière. LUCILE Quoi? vous pouvez ouïr ces discours effrontés, Et vous ne dites mot à ces indignités? ALBERT Que veux-tu que je die? Une telle aventure Me met tout hors de moi. MASCARILLE Madame, je vous jure Que déjà vous devriez avoir tout confessé. LUCILE Et quoi donc confesser? MASCARILLE Quoi? Ce qui s'est passé Entre mon maître et vous: la belle raillerie! LUCILE Et que s'est-il passé, monstre d'effronterie, Entre ton maître et moi? MASCARILLE Vous devez, que je croi, En savoir un peu plus de nouvelles que moi, Et pour vous cette nuit fut trop douce, pour croire Que vous puissiez si vite en perdre la mémoire. LUCILE C'est trop souffrir, mon père, un impudent valet. En donnant un soufflet. Scène X VALÈRE, MASCARILLE, ALBERT. MASCARILLE Je crois qu'elle me vient de donner un soufflet. ALBERT Va, coquin, scélérat, sa main vient sur ta joue De faire une action dont son père la loue. MASCARILLE Et nonobstant cela, qu'un diable en cet instant M'emporte, si j'ai dit rien que de très constant! ALBERT Et nonobstant cela, qu'on me coupe une oreille, Si tu portes fort loin une audace pareille! MASCARILLE Voulez-vous deux témoins qui me justifieront? ALBERT Veux-tu deux de mes gens qui te bâtonneront? MASCARILLE Leur rapport doit au mien donner toute créance. ALBERT Leurs bras peuvent du mien réparer l'impuissance. MASCARILLE Je vous dis que Lucile agit par honte ainsi. ALBERT Je te dis que j'aurai raison de tout ceci. MASCARILLE Connaissez-vous Ormin, ce gros notaire habile? ALBERT Connais-tu bien Grimpant, le bourreau de la ville? MASCARILLE Et Simon le tailleur, jadis si recherché? ALBERT Et la potence mise au milieu du marché? MASCARILLE Vous verrez confirmer par eux cet hyménée. ALBERT Tu verras achever par eux ta destinée. MASCARILLE Ce sont eux qu'ils ont pris pour témoins de leur foi. ALBERT Ce sont eux qui dans peu me vengeront de toi. MASCARILLE Et ces yeux les ont vus s'entre-donner parole. ALBERT Et ces yeux te verront faire la capriole. MASCARILLE Et pour signe, Lucile avait un voile noir. ALBERT Et pour signe, ton front nous le fait assez voir. MASCARILLE Oh! l'obstiné vieillard! ALBERT Oh! le fourbe damnable! Va, rends grâce à mes ans qui me font incapable De punir sur-le-champ l'affront que tu me fais: Tu n'en perds que l'attente, et je te le promets. Scène XI VALÈRE, MASCARILLE. VALÈRE Hé bien! ce beau succès que tu devais produire. MASCARILLE J'entends à demi-mot ce que vous voulez dire: Tout s'arme contre moi; pour moi de tous côtés Je vois coups de bâton et gibets apprêtés. Aussi, pour être en paix dans ce désordre extrême, Je me vais d'un rocher précipiter moi-même, Si dans le désespoir dont mon cœur est outré, Je puis en rencontrer d'assez haut à mon gré. Adieu, Monsieur. VALÈRE Non, non; ta fuite est superflue: Si tu meurs, je prétends que ce soit à ma vue. MASCARILLE Je ne saurais mourir quand je suis regardé, Et mon trépas ainsi se verrait retardé. VALÈRE Suis-moi, traître, suis-moi: mon amour en furie Te fera voir si c'est matière à raillerie. MASCARILLE Malheureux Mascarille! à quels maux aujourd'hui Te vois-tu condamné pour le péché d'autrui!
ACTE IV
Scène premièreASCAGNE, FROSINE. FROSINE L'aventure est fâcheuse. ASCAGNE Ah! ma chère Frosine, Le sort absolument a conclu ma ruine. Cette affaire, venue au point où la voilà, N'est pas absolument pour en demeurer là; Il faut qu'elle passe outre; et Lucile et Valère, Surpris des nouveautés d'un semblable mystère, Voudront chercher un jour dans ces obscurités Par qui tous mes projets se verront avortés. Car enfin, soit qu'Albert ait part au stratagème, Ou qu'avec tout le monde on l'ait trompé lui-même, S'il arrive une fois que mon sort éclairci Mette ailleurs tout le bien dont le sien a grossi, Jugez s'il aura lieu de souffrir ma présence: Son intérêt détruit me laisse à ma naissance; C'est fait de sa tendresse; et quelque sentiment Où pour ma fourbe alors pût être mon amant, Voudra-t-il avouer pour épouse une fille Qu'il verra sans appui de biens et de famille? FROSINE Je trouve que c'est là raisonné comme il faut; Mais ces réflexions devaient venir plus tôt. Qui vous a jusqu'ici caché cette lumière? Il ne fallait pas être une grande sorcière Pour voir, dès le moment de vos desseins pour lui, Tout ce que votre esprit ne voit que d'aujourd'hui: L'action le disait, et dès que je l'ai sue, Je n'en ai prévu guère une meilleure issue. ASCAGNE Que dois-je faire enfin? Mon trouble est sans pareil. Mettez-vous en ma place, et me donnez conseil. FROSINE Ce doit être à vous-même, en prenant votre place, À me donner conseil dessus cette disgrâce; Car je suis maintenant vous, et vous êtes moi. Conseillez-moi, Frosine: au point où je me voi, Quel remède trouver? Dites, je vous en prie. ASCAGNE Hélas! ne traitez point ceci de raillerie; C'est prendre peu de part à mes cuisants ennuis Que de rire et de voir les termes où j'en suis. FROSINE Ascagne, tout de bon, votre ennui m'est sensible, Et pour vous en tirer je ferais mon possible; Mais que puis-je, après tout? Je vois fort peu de jour À tourner cette affaire au gré de votre amour. ASCAGNE Si rien ne peut m'aider, il faut donc que je meure. FROSINE Ha! pour cela toujours il est assez bonne heure: La mort est un remède à trouver quand on veut, Et l'on s'en doit servir le plus tard que l'on peut. ASCAGNE Non, non, Frosine, non; si vos conseils propices Ne conduisent mon sort parmi ces précipices, Je m'abandonne toute aux traits du désespoir. FROSINE Savez-vous ma pensée? Il faut que j'aille voir La... Mais Éraste vient, qui pourrait nous distraire. Nous pourrons en marchant parler de cette affaire: Allons, retirons-nous. Scène II ÉRASTE, GROS-RENÉ. ÉRASTE Encore rebuté? GROS-RENÉ Jamais ambassadeur ne fut moins écouté: À peine ai-je voulu lui porter la nouvelle Du moment d'entretien que vous souhaitiez d'elle, Qu'elle m'a répondu, tenant son quant-à-moi: "Va, va, je fais état de lui comme de toi; Dis-lui qu'il se promène"; et sur ce beau langage, Pour suivre son chemin m'a tourné le visage; Et Marinette aussi, d'un dédaigneux museau Lâchant un "laisse-nous, beau valet de carreau", M'a planté là comme elle: et mon sort et le vôtre N'ont rien à se pouvoir reprocher l'un à l'autre. ÉRASTE L'ingrate! recevoir avec tant de fierté Le prompt retour d'un cœur justement emporté! Quoi? le premier transport d'un amour qu'on abuse Sous tant de vraisemblance est indigne d'excuse? Et ma plus vive ardeur, en ce moment fatal, Devait être insensible au bonheur d'un rival? Tout autre n'eût pas fait même chose en ma place, Et se fût moins laissé surprendre à tant d'audace? De mes justes soupçons suis-je sorti trop tard? Je n'ai point attendu de serments de sa part; Et lorsque tout le monde encor ne sait qu'en croire, Ce cœur impatient lui rend toute sa gloire, Il cherche à s'excuser; et le sien voit si peu Dans ce profond respect la grandeur de mon feu! Loin d'assurer une âme, et lui fournir des armes Contre ce qu'un rival lui veut donner d'alarmes, L'ingrate m'abandonne à mon jaloux transport, Et rejette de moi message, écrit, abord! Ha! sans doute, un amour a peu de violence, Qu'est capable d'éteindre une si faible offense; Et ce dépit si prompt à s'armer de rigueur Découvre assez pour moi tout le fond de son cœur, Et de quel prix doit être à présent à mon âme Tout ce dont son caprice a pu flatter ma flamme. Non, je ne prétends plus demeurer engagé Pour un cœur où je vois le peu de part que j'ai; Et puisque l'on témoigne une froideur extrême À conserver les gens, je veux faire de même. GROS-RENÉ Et moi de même aussi: soyons tous deux fâchés, Et mettons notre amour au rang des vieux péchés. Il faut apprendre à vivre à ce sexe volage, Et lui faire sentir que l'on a du courage. Qui souffre ses mépris les veut bien recevoir. Si nous avions l'esprit de nous faire valoir, Les femmes n'auraient pas la parole si haute. Oh! qu'elles nous sont bien fières par notre faute! Je veux être pendu, si nous ne les verrions Sauter à notre cou plus que nous ne voudrions, Sans tous ces vils devoirs dont la plupart des hommes Les gâtent tous les jours dans le siècle où nous sommes. ÉRASTE Pour moi, sur toute chose, un mépris me surprend; Et pour punir le sien par un autre aussi grand, Je veux mettre en mon cœur une nouvelle flamme. GROS-RENÉ Et moi, je ne veux plus m'embarrasser de femme: À toutes je renonce, et crois, en bonne foi, Que vous feriez fort bien de faire comme moi. Car, voyez-vous, la femme est, comme on dit, mon maître, Un certain animal difficile à connaître, Et de qui la nature est fort encline au mal; Et comme un animal est toujours animal, Et ne sera jamais qu'animal, quand sa vie Durerait cent mille ans, aussi, sans repartie, La femme est toujours femme, et jamais ne sera Que femme, tant qu'entier le monde durera; D'où vient qu'un certain Grec dit que sa tête passe Pour un sable mouvant; car, goûtez bien, de grâce, Ce raisonnement-ci, lequel est des plus forts: Ainsi que la tête est comme le chef du corps, Et que le corps sans chef est pire qu'une bête: Si le chef n'est pas bien d'accord avec la tête, Que tout ne soit pas bien réglé par le compas, Nous voyons arriver de certains embarras; La partie brutale alors veut prendre empire Dessus la sensitive, et l'on voit que l'un tire À dia, l'autre à hurhaut; l'un demande du mou, L'autre du dur; enfin tout va sans savoir où: Pour montrer qu'ici-bas, ainsi qu'on l'interprète, La tête d'une femme est comme une girouette Au haut d'une maison, qui tourne au premier vent. C'est pourquoi le cousin Aristote souvent La compare à la mer; d'où vient qu'on dit qu'au monde On ne peut rien trouver de si stable que l'onde. Or, par comparaison (car la comparaison Nous fait distinctement comprendre une raison, Et nous aimons bien mieux, nous autres gens d'étude, Une comparaison qu'une similitude), Par comparaison donc, mon maître, s'il vous plaît, Comme on voit que la mer, quand l'orage s'accroît, Vient à se courroucer; le vent souffle et ravage, Les flots contre les flots font un remue-ménage Horrible; et le vaisseau, malgré le nautonier, Va tantôt à la cave, et tantôt au grenier: Ainsi, quand une femme a sa tête fantasque, On voit une tempête en forme de bourrasque, Qui veut compétiter par de certains... propos; Et lors un... certain vent, qui par... de certains flots, De... certaine façon, ainsi qu'un banc de sable... Quand... Les femmes enfin ne valent pas le diable. ÉRASTE C'est fort bien raisonner. GROS-RENÉ Assez bien, Dieu merci. Mais je les vois, Monsieur, qui passent par ici. Tenez-vous ferme, au moins. ÉRASTE Ne te mets pas en peine. GROS-RENÉ J'ai bien peur que ses yeux resserrent votre chaîne. Scène III ÉRASTE, LUCILE, MARINETTE, GROS-RENÉ. MARINETTE Je l'aperçois encor; mais ne vous rendez point. LUCILE Ne me soupçonne pas d'être faible à ce point. MARINETTE Il vient à nous. ÉRASTE Non, non, ne croyez pas, Madame, Que je revienne encor vous parler de ma flamme. C'en est fait; je me veux guérir, et connais bien Ce que de votre cœur a possédé le mien. Un courroux si constant pour l'ombre d'une offense M'a trop bien éclairci de votre indifférence, Et je dois vous montrer que les traits du mépris Sont sensibles surtout aux généreux esprits. Je l'avouerai, mes yeux observaient dans les vôtres Des charmes qu'ils n'ont point trouvés dans tous les autres, Et le ravissement où j'étais de mes fers Les aurait préférés à des sceptres offerts: Oui, mon amour pour vous, sans doute, était extrême; Je vivais tout en vous; et, je l'avouerai même, Peut-être qu'après tout j'aurai, quoiqu'outragé, Assez de peine encore à m'en voir dégagé: Possible que, malgré la cure qu'elle essaie, Mon âme saignera longtemps de cette plaie, Et qu'affranchi d'un joug qui faisait tout mon bien, Il faudra me résoudre à n'aimer jamais rien; Mais enfin il n'importe, et puisque votre haine Chasse un cœur tant de fois que l'amour vous ramène, C'est la dernière ici des importunités Que vous aurez jamais de mes vœux rebutés. LUCILE Vous pouvez faire aux miens la grâce toute entière, Monsieur, et m'épargner encor cette dernière. ÉRASTE Hé bien, Madame, hé bien, ils seront satisfaits! Je romps avecque vous, et j'y romps pour jamais, Puisque vous le voulez: que je perde la vie Lorsque de vous parler je reprendrai l'envie! LUCILE Tant mieux, c'est m'obliger. ÉRASTE Non, non, n'ayez pas peur Que je fausse parole: eussé-je un faible cœur Jusques à n'en pouvoir effacer votre image, Croyez que vous n'aurez jamais cet avantage De me voir revenir. LUCILE Ce serait bien en vain. ÉRASTE Moi-même de cent coups je percerais mon sein, Si j'avais jamais fait cette bassesse insigne, De vous revoir après ce traitement indigne. LUCILE Soit donc, n'en parlons plus. ÉRASTE Oui, oui, n'en parlons plus; Et pour trancher ici tous propos superflus, Et vous donner, ingrate, une preuve certaine Que je veux, sans retour, sortir de votre chaîne, Je ne veux rien garder qui puisse retracer Ce que de mon esprit il me faut effacer. Voici votre portrait: il présente à la vue Cent charmes éclatants dont vous êtes pourvue; Mais il cache sous eux cent défauts aussi grands, Et c'est un imposteur enfin que je vous rends. GROS-RENÉ Bon. LUCILE Et moi, pour vous suivre au dessein de tout rendre, Voilà le diamant que vous m'aviez fait prendre. MARINETTE Fort bien. ÉRASTE Il est à vous encor ce bracelet. LUCILE Et cette agate à vous, qu'on fit mettre en cachet. ÉRASTE lit. "Vous m'aimez d'une amour extrême, Éraste, et de mon cœur voulez être éclairci: Si je n'aime Éraste de même, Au moins aimé-je fort qu'Éraste m'aime ainsi. "Lucile." ÉRASTE continue. Vous m'assuriez par là d'agréer mon service? C'est une fausseté digne de ce supplice. LUCILE lit. "J'ignore le destin de mon amour ardente, Et jusqu'à quand je souffrirai; Mais je sais, Ô beauté charmante, Que toujours je vous aimerai. Éraste." (Lucile continue.) Voilà qui m'assurait à jamais de vos feux? Et la main et la lettre ont menti toutes deux. GROS-RENÉ Poussez. ÉRASTE Elle est de vous; suffit: même fortune. MARINETTE Ferme. LUCILE J'aurais regret d'en épargner aucune. GROS-RENÉ N'ayez pas le dernier. MARINETTE Tenez bon jusqu'au bout. LUCILE Enfin, voilà le reste. ÉRASTE Et, grâce au Ciel, c'est tout. Que sois-je exterminé, si je ne tiens parole! LUCILE Me confonde le Ciel, si la mienne est frivole! ÉRASTE Adieu donc. LUCILE Adieu donc. MARINETTE Voilà qui va des mieux. GROS-RENÉ Vous triomphez. MARINETTE Allons, ôtez-vous de ses yeux. GROS-RENÉ Retirez-vous après cet effort de courage. MARINETTE Qu'attendez-vous encor? GROS-RENÉ Que faut-il davantage? ÉRASTE Ha! Lucile, Lucile, un cœur comme le mien Se fera regretter, et je le sais fort bien. LUCILE Éraste, Éraste, un cœur fait comme est fait le vôtre Se peut facilement réparer par un autre. ÉRASTE Non, non: cherchez partout, vous n'en aurez jamais De si passionné pour vous, je vous promets. Je ne dis pas cela pour vous rendre attendrie: J'aurais tort d'en former encore quelque envie. Mes plus ardents respects n'ont pu vous obliger; Vous avez voulu rompre: il n'y faut plus songer; Mais personne, après moi, quoi qu'on vous fasse entendre, N'aura jamais pour vous de passion si tendre. LUCILE Quand on aime les gens, on les traite autrement; On fait de leur personne un meilleur jugement. ÉRASTE Quand on aime les gens, on peut, de jalousie, Sur beaucoup d'apparence, avoir l'âme saisie; Mais alors qu'on les aime, on ne peut en effet Se résoudre à les perdre, et vous, vous l'avez fait. LUCILE La pure jalousie est plus respectueuse. ÉRASTE On voit d'un œil plus doux une offense amoureuse. LUCILE Non, votre cœur, Éraste, était mal enflammé. ÉRASTE Non, Lucile, jamais vous ne m'avez aimé. LUCILE Eh! je crois que cela faiblement vous soucie. Peut-être en serait-il beaucoup mieux pour ma vie, Si je... Mais laissons là ces discours superflus: Je ne dis point quels sont mes pensers là-dessus. ÉRASTE Pourquoi? LUCILE Par la raison que nous rompons ensemble, Et que cela n'est plus de saison, ce me semble. ÉRASTE Nous rompons? LUCILE Oui, vraiment: quoi? n'en est-ce pas fait? ÉRASTE Et vous voyez cela d'un esprit satisfait? LUCILE Comme vous. ÉRASTE Comme moi? LUCILE Sans doute: c'est faiblesse De faire voir aux gens que leur perte nous blesse. ÉRASTE Mais, cruelle, c'est vous qui l'avez bien voulu. LUCILE Moi? Point du tout; c'est vous qui l'avez résolu. ÉRASTE Moi? Je vous ai cru là faire un plaisir extrême. LUCILE Point: vous avez voulu vous contenter vous-même. ÉRASTE Mais si mon cœur encor revoulait sa prison,. Si, tout fâché qu'il est, il demandait pardon?. LUCILE Non, non, n'en faites rien: ma faiblesse est trop grande, J'aurais peur d'accorder trop tôt votre demande. ÉRASTE Ha! vous ne pouvez pas trop tôt me l'accorder, Ni moi sur cette peur trop tôt le demander. Consentez-y, Madame: une flamme si belle Doit, pour votre intérêt, demeurer immortelle. Je le demande enfin: me l'accorderez-vous, Ce pardon obligeant? LUCILE Remenez-moi chez nous. Scène IV MARINETTE, GROS-RENÉ. MARINETTE Oh! la lâche personne! GROS-RENÉ Ha! le faible courage! MARINETTE J'en rougis de dépit. GROS-RENÉ J'en suis gonflé de rage. Ne t'imagine pas que je me rende ainsi. MARINETTE Et ne pense pas, toi, trouver ta dupe aussi. GROS-RENÉ Viens, viens frotter ton nez auprès de ma colère. MARINETTE Tu nous prends pour un autre, et tu n'as pas affaire À ma sotte maîtresse. Ardez le beau museau, Pour nous donner envie encore de sa peau! Moi, j'aurais de l'amour pour ta chienne de face? Moi, je te chercherais? Ma foi, l'on t'en fricasse Des filles comme nous! GROS-RENÉ Oui? tu le prends par là? Tiens, tiens, sans y chercher tant de façon, voilà Ton beau galand de neige, avec ta nompareille: Il n'aura plus l'honneur d'être sur mon oreille. MARINETTE Et toi, pour te montrer que tu m'es à mépris, Voilà ton demi-cent d'aiguilles de Paris, Que tu me donnas hier avec tant de fanfare. GROS-RENÉ Tiens encor ton couteau; la pièce est riche et rare: Il te coûta six blancs lorsque tu m'en fis don. MARINETTE Tiens tes ciseaux, avec ta chaîne de laiton. GROS-RENÉ J'oubliais d'avant-hier ton morceau de fromage: Tiens. Je voudrais pouvoir rejeter le potage Que tu me fis manger, pour n'avoir rien de toi. MARINETTE Je n'ai point maintenant de tes lettres sur moi; Mais j'en ferai du feu jusques à la dernière. GROS-RENÉ Et des tiennes tu sais ce que j'en saurai faire? MARINETTE Prends garde à ne venir jamais me reprier. GROS-RENÉ Pour couper tout chemin à nous rapatrier, Il faut rompre la paille: une paille rompue Rend, entre gens d'honneur, une affaire conclue. Ne fais point les doux yeux: je veux être fâché. MARINETTE Ne me lorgne point, toi: j'ai l'esprit trop touché. GROS-RENÉ Romps: voilà le moyen de ne s'en plus dédire. Romps: tu ris, bonne bête? MARINETTE Oui, car tu me fais rire. GROS-RENÉ La peste soit ton ris! Voilà tout mon courroux Déjà dulcifié. Qu'en dis-tu? romprons-nous, Ou ne romprons-nous pas? MARINETTE Vois. GROS-RENÉ Vois, toi. MARINETTE Vois, toi-même. GROS-RENÉ Est-ce que tu consens que jamais je ne t'aime? MARINETTE Moi? Ce que tu voudras. GROS-RENÉ Ce que tu voudras, toi: Dis. MARINETTE Je ne dirai rien. GROS-RENÉ Ni moi non plus. MARINETTE Ni moi. GROS-RENÉ Ma foi, nous ferons mieux de quitter la grimace: Touche, je te pardonne. MARINETTE Et moi, je te fais grâce. GROS-RENÉ Mon Dieu! qu'à tes appas je suis acoquiné! MARINETTE Que Marinette est sotte après son Gros-René!
ACTE V
Scène premièreMASCARILLE "Dès que l'obscurité règnera dans la ville, Je me veux introduire au logis de Lucile: Va vite de ce pas préparer pour tantôt Et la lanterne sourde, et les armes qu'il faut." Quand il m'a dit ces mots, il m'a semblé d'entendre: "Va vitement chercher un licou pour te pendre." Venez çà, mon patron (car dans l'étonnement Où m'a jeté d'abord un tel commandement, Je n'ai pas eu le temps de vous pouvoir répondre; Mais je vous veux ici parler, et vous confondre: Défendez-vous donc bien, et raisonnons sans bruit). Vous voulez, dites-vous, aller voir cette nuit Lucile? "Oui, Mascarille." Et que pensez-vous faire? "Une action d'amant qui se veut satisfaire." Une action d'un homme à fort petit cerveau Que d'aller sans besoin risquer ainsi sa peau. "Mais tu sais quel motif à ce dessein m'appelle: Lucile est irritée." Eh bien! tant pis pour elle. "Mais l'amour veut que j'aille apaiser son esprit." Mais l'amour est un sot qui ne sait ce qu'il dit: Nous garantira-t-il, cet amour, je vous prie, D'un rival, ou d'un père, ou d'un frère en furie? "Penses-tu qu'aucun d'eux songe à nous faire mal?" Oui vraiment je le pense, et surtout ce rival. "Mascarille, en tout cas, l'espoir où je me fonde, Nous irons bien armés; et si quelqu'un nous gronde, Nous nous chamaillerons." Oui, voilà justement Ce que votre valet ne prétend nullement: Moi, chamailler, bon Dieu! Suis-je un Roland, mon maître, Ou quelque Ferragu? C'est fort mal me connaître. Quand je viens à songer, moi qui me suis si cher, Qu'il ne faut que deux doigts d'un misérable fer Dans le corps, pour vous mettre un humain dans la bière, Je suis scandalisé d'une étrange manière. "Mais tu seras armé de pied en cap." Tant pis: J'en serai moins léger à gagner le taillis; Et de plus, il n'est point d'armure si bien jointe Où ne puisse glisser une vilaine pointe. "Oh! tu seras ainsi tenu pour un poltron." Soit, pourvu que toujours je branle le menton: À table comptez-moi, si vous voulez, pour quatre; Mais comptez-moi pour rien s'il s'agit de se battre. Enfin, si l'autre monde a des charmes pour vous, Pour moi, je trouve l'air de celui-ci fort doux; Je n'ai pas grande faim de mort ni de blessure, Et vous ferez le sot tout seul, je vous assure. Scène II VALÈRE, MASCARILLE. VALÈRE Je n'ai jamais trouvé de jour plus ennuyeux: Le soleil semble s'être oublié dans les cieux; Et jusqu'au lit qui doit recevoir sa lumière Je vois rester encore une telle carrière, Que je crois que jamais il ne l'achèvera Et que de sa lenteur mon âme enragera. MASCARILLE Et cet empressement pour s'en aller dans l'ombre Pêcher vite à tâtons quelque sinistre encombre! Vous voyez que Lucile, entière en ses rebuts. VALÈRE Ne me fais point ici de contes superflus. Quand je devrais trouver cent embûches mortelles, Je sens de son courroux des gênes trop cruelles, Et je veux l'adoucir, ou terminer mon sort: C'est un point résolu. MASCARILLE J'approuve ce transport; Mais le mal est, Monsieur, qu'il faudra s'introduire En cachette. VALÈRE Fort bien. MASCARILLE Et j'ai peur de vous nuire. VALÈRE Et comment? MASCARILLE Une toux me tourmente à mourir, Dont le bruit importun vous fera découvrir: De moment en moment. Vous voyez le supplice. VALÈRE Ce mal se passera: prends du jus de réglisse. MASCARILLE Je ne crois pas, Monsieur, qu'il se veuille passer. Je serais ravi, moi, de ne vous point laisser; Mais j'aurais un regret mortel, si j'étais cause Qu'il fût à mon cher maître arrivé quelque chose. Scène III VALÈRE, LA RAPIÈRE, MASCARILLE. LA RAPIÈRE Monsieur, de bonne part je viens d'être informé Qu'Éraste est contre vous fortement animé, Et qu'Albert parle aussi de faire pour sa fille Rouer jambes et bras à votre Mascarille. MASCARILLE Moi, je ne suis pour rien dans tout cet embarras. Qu'ai-je fait pour me voir rouer jambes et bras? Suis-je donc gardien, pour employer ce style, De la virginité des filles de la ville? Sur la tentation ai-je quelque crédit? Et puis-je mais, chétif, si le cœur leur en dit? VALÈRE Oh! qu'ils ne seront pas si méchants qu'ils le disent! Et quelque belle ardeur que ses feux lui produisent, Éraste n'aura pas si bon marché de nous. LA RAPIÈRE S'il vous faisait besoin, mon bras est tout à vous: Vous savez de tout temps que je suis un bon frère. VALÈRE Je vous suis obligé, Monsieur de La Lapière. LA RAPIÈRE J'ai deux amis encore que je vous puis donner, Qui contre tous venants sont gens à dégainer, Et sur qui vous pourrez prendre toute assurance. MASCARILLE Acceptez-les, Monsieur. VALÈRE C'est trop de complaisance. LA RAPIÈRE Le petit Gille encore eût pu nous assister, Sans le triste accident qui vient de nous l'ôter. Monsieur, le grand dommage! Et l'homme de service! Vous avez su le tour que lui fit la justice: Il mourut en César, et lui cassant les os, Le bourreau ne lui put faire lâcher deux mots. VALÈRE Monsieur de La Lapière, un homme de la sorte Doit être regretté. Mais quant à votre escorte, Je vous rends grâce. LA RAPIÈRE Soit; mais soyez averti Qu'il vous cherche, et vous peut faire un mauvais parti. VALÈRE Et moi, pour vous montrer combien je l'appréhende, Je lui veux, s'il me cherche, offrir ce qu'il demande, Et par toute la ville aller présentement, Sans être accompagné que de lui seulement. MASCARILLE Quoi? Monsieur, vous voulez tenter Dieu? quelle audace! Las! vous voyez tous deux comme l'on nous menace, Combien de tous côtés. VALÈRE Que regardes-tu là? MASCARILLE C'est qu'il sent le bâton du côté que voilà. Enfin, si maintenant ma prudence en est crue, Ne nous obstinons point à rester dans la rue: Allons nous renfermer. VALÈRE Nous renfermer, faquin! Tu m'oses proposer un acte de coquin! Sus, sans plus de discours, résous-toi de me suivre. MASCARILLE Eh! Monsieur, mon cher maître, il est si doux de vivre! On ne meurt qu'une fois, et c'est pour si longtemps! VALÈRE Je m'en vais t'assommer de coups, si je t'entends. Ascagne vient ici, laissons-le: il faut attendre Quel parti de lui-même il résoudra de prendre. Cependant avec moi viens prendre à la maison Pour nous frotter. MASCARILLE Je n'ai nulle démangeaison. Que maudit soit l'amour, et les filles maudites Qui veulent en tâter, puis font les chattemites! Scène IV ASCAGNE, FROSINE. ASCAGNE Est-il bien vrai, Frosine, et ne rêvé-je point? De grâce, contez-moi bien tout de point en point. FROSINE Vous en saurez assez le détail; laissez faire: Ces sortes d'incidents ne sont pour l'ordinaire Que redits trop de fois de moment en moment. Suffit que vous sachiez qu'après ce testament Qui voulait un garçon pour tenir sa promesse, De la femme d'Albert la dernière grossesse N'accoucha que de vous; et que lui dessous main Ayant depuis longtemps concerté son dessein, Fit son fils de celui d'Ignès la bouquetière, Qui vous donna pour sienne à nourrir à ma mère. La mort ayant ravi ce petit innocent Quelque dix mois après, Albert étant absent, La crainte d'un époux et l'amour maternelle Firent l'événement d'une ruse nouvelle: Sa femme en secret lors se rendit son vrai sang; Vous devîntes celui qui tenait votre rang, Et la mort de ce fils mis dans votre famille Se couvrit pour Albert de celle de sa fille. Voilà de votre sort un mystère éclairci Que votre feinte mère a caché jusqu'ici; Elle en dit des raisons, et peut en avoir d'autres, Par qui ses intérêts n'étaient pas tous les vôtres. Enfin cette visite, où j'espérais si peu, Plus qu'on ne pouvait croire a servi votre feu. Cette Ignès vous relâche; et par votre autre affaire L'éclat de son secret devenu nécessaire, Nous en avons nous deux votre père informé; Un billet de sa femme a le tout confirmé; Et poussant plus avant encore notre pointe, Quelque peu de fortune à notre adresse jointe, Aux intérêts d'Albert de Polydore après Nous avons ajusté si bien les intérêts, Si doucement à lui déplié ces mystères, Pour n'effaroucher pas d'abord trop les affaires, Enfin, pour dire tout, mené si prudemment Son esprit pas à pas à l'accommodement, Qu'autant que votre père il montre de tendresse À confirmer les nœuds qui font votre allégresse. ASCAGNE Ha! Frosine, la joie où vous m'acheminez. Et que ne dois-je point à vos soins fortunés! FROSINE Au reste, le bonhomme est en humeur de rire, Et pour son fils encor nous défend de rien dire. Scène V ASCAGNE, FROSINE, POLYDORE. POLYDORE Approchez-vous, ma fille: un tel nom m'est permis, Et j'ai su le secret que cachaient ces habits. Vous avez fait un trait qui, dans sa hardiesse, Fait briller tant d'esprit et tant de gentillesse, Que je vous en excuse, et tiens mon fils heureux Quand il saura l'objet de ses soins amoureux: Vous valez tout un monde, et c'est moi qui l'assure. Mais le voici: prenons plaisir de l'aventure. Allez faire venir tous vos gens promptement. ASCAGNE Vous obéir sera mon premier compliment. Scène VI MASCARILLE, POLYDORE, VALÈRE. MASCARILLE Les disgrâces souvent sont du Ciel révélées: J'ai songé cette nuit de perles défilées, Et d'œufs cassés: Monsieur, un tel songe m'abat. VALÈRE Chien de poltron! POLYDORE Valère, il s'apprête un combat Où toute ta valeur te sera nécessaire: Tu vas avoir en tête un puissant adversaire. MASCARILLE Et personne, Monsieur, qui se veuille bouger Pour retenir des gens qui se vont égorger! Pour moi, je le veux bien; mais au moins s'il arrive Qu'un funeste accident de votre fils vous prive, Ne m'en accusez point. POLYDORE Non, non: en cet endroit Je le pousse moi-même à faire ce qu'il doit. MASCARILLE Père dénaturé! VALÈRE Ce sentiment, mon père, Est d'un homme de cœur, et je vous en révère. J'ai dû vous offenser, et je suis criminel D'avoir fait tout ceci sans l'aveu paternel; Mais à quelque dépit que ma faute vous porte, La nature toujours se montre la plus forte; Et votre honneur fait bien, quand il ne veut pas voir Que le transport d'Éraste ait de quoi m'émouvoir. POLYDORE On me faisait tantôt redouter sa menace; Mais les choses depuis ont bien changé de face; Et sans le pouvoir fuir, d'un ennemi plus fort Tu vas être attaqué. MASCARILLE Point de moyen d'accord? VALÈRE Moi, le fuir! Dieu m'en garde. Et qui donc pourrait-ce être? POLYDORE Ascagne. VALÈRE Ascagne? POLYDORE Oui, tu le vas voir paraître. VALÈRE Lui, qui de me servir m'avait donné sa foi! POLYDORE Oui, c'est lui qui prétend avoir affaire à toi, Et qui veut, dans le champ où l'honneur vous appelle, Qu'un combat seul à seul vuide votre querelle. MASCARILLE C'est un brave homme: il sait que les cours généreux Ne mettent point les gens en compromis pour eux. POLYDORE Enfin d'une imposture ils te rendent coupable, Dont le ressentiment m'a paru raisonnable; Si bien qu'Albert et moi sommes tombés d'accord Que tu satisferais Ascagne sur ce tort, Mais aux yeux d'un chacun, et sans nulles remises, Dans les formalités en pareil cas requises. VALÈRE Et Lucile, mon père, a d'un cœur endurci. POLYDORE Lucile épouse Éraste, et te condamne aussi; Et pour convaincre mieux tes discours d'injustice, Veut qu'à tes propres yeux cet hymen s'accomplisse. VALÈRE Ha! c'est une impudence à me mettre en fureur: Elle a donc perdu sens, foi, conscience, honneur?
Scène VII
MASCARILLE, LUCILE, ÉRASTE, POLYDORE, ALBERT, VALÈRE. ALBERT Hé bien! les combattants? On amène le nôtre: Avez-vous disposé le courage du vôtre? VALÈRE Oui, oui, me voilà prêt, puisqu'on m'y veut forcer; Et si j'ai pu trouver sujet de balancer, Un reste de respect en pouvait être cause, Et non pas la valeur du bras que l'on m'oppose. Mais c'est trop me pousser, ce respect est à bout: À toute extrémité mon esprit se résout, Et l'on fait voir un trait de perfidie étrange, Dont il faut hautement que mon amour se venge. Non pas que cet amour prétende encore à vous: Tout son feu se résout en ardeur de courroux; Et quand j'aurai rendu votre honte publique, Votre coupable hymen n'aura rien qui me pique. Allez, ce procédé, Lucile, est odieux: À peine en puis-je croire au rapport de mes yeux; C'est de toute pudeur se montrer ennemie, Et vous devriez mourir d'une telle infamie. LUCILE Un semblable discours me pourrait affliger, Si je n'avais en main qui m'en saura venger. Voici venir Ascagne: il aura l'avantage De vous faire changer bien vite de langage, Et sans beaucoup d'effort.
Scène VIII
MASCARILLE, LUCILE, ÉRASTE, VALÈRE, ALBERT, GROS-RENÉ, MARINETTE, ASCAGNE, FROSINE, POLYDORE. VALÈRE Il ne le fera pas, Quand il joindrait au sien encor vingt autres bras. Je le plains de défendre une sœur criminelle; Mais puisque son erreur me veut faire querelle, Nous le satisferons, et vous, mon brave, aussi. ÉRASTE Je prenais intérêt tantôt à tout ceci; Mais enfin, comme Ascagne a pris sur lui l'affaire, Je ne m'en mêle plus, et je le laisse faire. VALÈRE C'est bien fait, la prudence est toujours de saison; Mais... ÉRASTE Il saura pour tous vous mettre à la raison. VALÈRE Lui? POLYDORE Ne t'y trompe pas; tu ne sais pas encore Quel étrange garçon est Ascagne. ALBERT Il l'ignore. Mais il pourra dans peu le lui faire savoir. VALÈRE Sus donc! Que maintenant il me le fasse voir. MARINETTE Aux yeux de tous? GROS-RENÉ Cela ne serait pas honnête. VALÈRE Se moque-t-on de moi? Je casserai la tête À quelqu'un des rieurs. Enfin voyons l'effet. ASCAGNE Non, non, je ne suis pas si méchant qu'on me fait; Et dans cette aventure où chacun m'intéresse, Vous allez voir plutôt éclater ma faiblesse, Connaître que le Ciel, qui dispose de nous, Ne me fit pas un cour pour tenir contre vous, Et qu'il vous réservait, pour victoire facile, De finir le destin du frère de Lucile. Oui, bien loin de vanter le pouvoir de mon bras, Ascagne va par vous recevoir le trépas; Mais il veut bien mourir, si sa mort nécessaire Peut avoir maintenant de quoi vous satisfaire, En vous donnant pour femme, en présence de tous, Celle qui justement ne peut être qu'à vous. VALÈRE Non, quand toute la terre, après sa perfidie Et les traits effrontés. ASCAGNE Ah! souffrez que je die, Valère, que le cœur qui vous est engagé D'aucun crime envers vous ne peut être chargé: Sa flamme est toujours pure et sa constance extrême, Et j'en prends à témoin votre père lui-même. POLYDORE Oui, mon fils, c'est assez rire de ta fureur, Et je vois qu'il est temps de te tirer d'erreur. Celle à qui par serment ton âme est attachée Sous l'habit que tu vois à tes yeux est cachée; Un intérêt de bien, dès ses plus jeunes ans, Fit ce déguisement qui trompe tant de gens; Et depuis peu l'amour en a su faire un autre, Qui t'abusa, joignant leur famille à la nôtre. Ne va point regarder à tout le monde aux yeux: Je te fais maintenant un discours sérieux. Oui, c'est elle, en un mot, dont l'adresse subtile, La nuit, reçut ta foi sous le nom de Lucile, Et qui par ce ressort, qu'on ne comprenait pas, A semé parmi vous un si grand embarras. Mais, puisqu'Ascagne ici fait place à Dorothée, Il faut voir de vos feux toute imposture ôtée, Et qu'un nœud plus sacré donne force au premier. ALBERT Et c'est là justement ce combat singulier Qui devait envers nous réparer votre offense, Et pour qui les édits n'ont point fait de défense. POLYDORE Un tel événement rend tes esprits confus; Mais en vain tu voudrais balancer là-dessus. VALÈRE Non, non, je ne veux pas songer à m'en défendre; Et si cette aventure a lieu de me surprendre, La surprise me flatte, et je me sens saisir De merveille à la fois, d'amour et de plaisir. Se peut-il que ces yeux.? ALBERT Cet habit, cher Valère, Souffre mal les discours que vous lui pourriez faire. Allons lui faire en prendre un autre; et cependant Vous saurez le détail de tout cet incident. VALÈRE Vous, Lucile, pardon, si mon âme abusée. LUCILE L'oubli de cette injure est une chose aisée. ALBERT Allons, ce compliment se fera bien chez nous, Et nous aurons loisir de nous en faire tous. ÉRASTE Mais vous ne songez pas, en tenant ce langage, Qu'il reste encor ici des sujets de carnage: Voilà bien à tous deux notre amour couronné; Mais de son Mascarille et de mon Gros-René, Par qui doit Marinette être ici possédée? Il faut que par le sang l'affaire soit vidée. MASCARILLE Nenni, nenni: mon sang dans mon corps sied trop bien. Qu'il l'épouse en repos, cela ne me fait rien: De l'humeur que je sais la chère Marinette, L'hymen ne ferme pas la porte à la fleurette. MARINETTE Et tu crois que de toi je ferais mon galant? Un mari, passe encor: tel qu'il est, on le prend; On n'y va pas chercher tant de cérémonie. Mais il faut qu'un galant soit fait à faire envie. GROS-RENÉ Ecoute: quand l'hymen aura joint nos deux peaux, Je prétends qu'on soit sourde à tous les damoiseaux. MASCARILLE Tu crois te marier pour toi tout seul, compère? GROS-RENÉ Bien entendu: je veux une femme sévère, Ou je ferai beau bruit. MASCARILLE Eh! mon Dieu! tu feras Comme les autres font, et tu t'adouciras. Ces gens, avant l'hymen, si fâcheux et critiques, Dégénèrent souvent en maris pacifiques. MARINETTE Va, va, petit mari, ne crains rien de ma foi: Les douceurs ne feront que blanchir contre moi, Et je te dirai tout. MASCARILLE Oh la fine pratique! Un mari confident! MARINETTE Taisez-vous, as de pique. ALBERT Pour la troisième fois, allons-nous-en chez nous Poursuivre en liberté des entretiens si doux. |
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