samedi 12 avril 2014

Les Fâcheux

PERSONNAGES
ÉRASTE.
LA MONTAGNE.
ALCIDOR.
ORPHISE.
LYSANDRE.
ALCANDRE.
ALCIPE.
ORANTE.
CLYMÈNE.
DORANTE.
CARITIDÈS.
ORMIN.
FILINTE.
DAMIS
L’ESPINE.
LA RIVIÈRE ET DEUX CAMARADES.

Acte 1

SCÈNE PREMIÈRE

ÉRASTE, LA MONTAGNE.
ÉRASTE
Sous quel astre, bon Dieu, faut-il que je sois né,
Pour être de fâcheux toujours assassiné !
Il semble que partout le sort me les adresse,
Et j’en vois, chaque jour, quelque nouvelle espèce.
5 Mais il n’est rien d’égal au fâcheux d’aujourd’hui ;
J’ai cru n’être jamais débarrassé de lui ;
Et, cent fois, j’ai maudit cette innocente envie
Qui m’a pris à dîné, de voir la comédie,
Où, pensant m’égayer, j’ai misérablement,
10 Trouvé de mes péchés le rude châtiment.
Il faut que je te fasse un récit de l’affaire ;
Car je m’en sens encor tout ému de colère.
J’étais sur le théâtre [1] , en humeur d’écouter
La pièce, qu’à plusieurs j’avais ouï vanter ;
15 Les acteurs commençaient, chacun prêtait silence,
Lorsque d’un air bruyant, et plein d’extravagance,
Un homme à grands canons est entré brusquement
En criant : "holà-ho, un siège promptement [2] ;"
Et de son grand fracas surprenant l’assemblée,
20 Dans le plus bel endroit a la pièce troublée.
Hé mon Dieu ! nos Français si souvent redressés,
Ne prendront-ils jamais un air de gens sensés,
Ai-je dit, et faut-il, sur nos défauts extrêmes,
Qu’en théâtre public nous nous jouions nous-mêmes,
25 Et confirmions ainsi, par des éclats de fous,
Ce que chez nos voisins on dit partout de nous !
Tandis que là-dessus je haussais les épaules,
Les acteurs ont voulu continuer leurs rôles :
Mais l’homme, pour s’asseoir, a fait nouveau fracas,
30 Et traversant encor le théâtre à grands pas,
Bien que dans les côtés il pût être à son aise,
Au milieu du devant il a planté sa chaise,
Et de son large dos morguant [i] les spectateurs,
Aux trois quarts du parterre a caché les acteurs.
35 Un bruit s’est élevé, dont un autre eût eu honte ;
Mais lui, ferme, et constant, n’en a fait aucun compte ;
Et se serait tenu comme il s’était posé,
Si, pour mon infortune, il ne m’eût avisé.
"Ha Marquis, m’a-t-il dit, prenant près de moi place,
40 Comment te portes-tu ? Souffre, que je t’embrasse."
Au visage, sur l’heure, un rouge m’est monté,
Que l’on me vît connu d’un pareil éventé.
Je l’étais peu pourtant ; mais on en voit paraître,
De ces gens qui de rien [3] veulent fort vous connaître
45 Dont il faut au salut les baisers essuyer,
Et qui sont familiers jusqu’à vous tutoyer.
Il m’a fait, à l’abord, cent questions frivoles,
Plus haut que les acteurs élevant ses paroles.
Chacun le maudissait, et moi pour l’arrêter,
50 "Je serais, ai-je dit, bien aise d’écouter.

- Tu n’as point vu ceci, Marquis ; ah ! Dieu me damne
Je le trouve assez drôle, et je n’y suis pas âne ;
Je sais par quelles lois un ouvrage est parfait,
Et Corneille me vient lire tout ce qu’il fait."
55 Là-dessus de la pièce il m’a fait un sommaire,
Scène, à scène, averti de ce qui s’allait faire,
Et jusques à des vers qu’il en savait par cœur,
Il me les récitait tout haut avant l’acteur.
J’avais beau m’en défendre, il a poussé sa chance [4] ,
60 Et s’est, devers la fin, levé longtemps d’avance ;
Car les gens du bel air pour agir galamment
Se gardent bien, surtout, d’ouïr le dénouement.
Je rendais grâce au Ciel, et croyais de justice,
Qu’avec la comédie eût fini mon supplice :
65 Mais, comme si c’en eût été trop bon marché,
Sur nouveaux frais mon homme à moi s’est attaché ;
M’a conté ses exploits, ses vertus non communes ;
Parlé de ses chevaux, de ses bonnes fortunes,
Et de ce qu’à la cour il avait de faveur,
70 Disant, qu’à m’y servir il s’offrait de grand cœur.
Je le remerciais doucement de la tête,
Minutant [5] à tous coups quelque retraite honnête :
Mais lui, pour le quitter, me voyant ébranlé,
"Sortons, ce m’a-t-il dit, le monde est écoulé :"
75 Et sortis de ce lieu, me la donnant plus sèche [6] ,
"Marquis, allons au Cours faire voir ma galèche [7] ;
Elle est bien entendue, et plus d’un duc et pair,
En fait, à mon faiseur, faire une du même air."
Moi de lui rendre grâce, et pour mieux m’en défendre
80 De dire que j’avais certain repas à rendre.
"Ah parbleu j’en veux être, étant de tes amis,
Et manque au maréchal, à qui j’avais promis.
"De la chère, ai-je dit, la dose est trop peu forte [8]
Pour oser y prier des gens de votre sorte.
85 - Non ; m’a-t-il répondu, je suis sans compliment [9] ,
Et j’y vais pour causer avec toi seulement ;
Je suis des grands repas fatigué, je te jure :

- Mais si l’on vous attend, ai-je dit, c’est injure...

- Tu te moques, Marquis : nous nous connaissons tous ;
90 Et je trouve avec toi des passe-temps plus doux."
Je pestais contre moi, l’âme triste et confuse
Du funeste succès qu’avait eu mon excuse,
Et ne savais à quoi je devais recourir,
Pour sortir d’une peine à me faire mourir ;
95 Lorsqu’un carrosse fait de superbe manière,
Et comblé de laquais, et devant, et derrière,
S’est avec un grand bruit devant nous arrêté ;
D’où sautant un jeune homme amplement ajusté,
Mon importun et lui cournt à l’embrassade
100 Ont surpris les passants de leur brusque incartade [10] ;
Et tandis que tous deux étaient précipités
Dans les convulsions de leurs civilités,
Je me suis doucement esquivé sans rien dire ;
Non sans avoir longtemps gémi d’un tel martyre,
105 Et maudit ce fâcheux [11] , dont le zèle obstiné
M’ôtait au rendez-vous qui m’est ici donné.

LA MONTAGNE
Ce sont chagrins mêlés aux plaisirs de la vie.
Tout ne va pas, Monsieur, au gré de notre envie.
Le Ciel veut qu’ici-bas chacun ait ses fâcheux ;
110 Et les hommes seraient, sans cela, trop heureux.

ÉRASTE
Mais de tous mes fâcheux, le plus fâcheux encore,
C’est Damis [12] , le tuteur de celle que j’adore ;
Qui rompt ce qu’à mes vœux elle donne d’espoir,
Et fait qu’en sa présence elle n’ose me voir [13] .
115 Je crains d’avoir déjà passé l’heure promise,
Et c’est dans cette allée, où devait être Orphise.

LA MONTAGNE
L’heure d’un rendez-vous d’ordinaire s’étend ;
Et n’est pas resserrée aux bornes d’un instant.

ÉRASTE
Il est vrai ; mais je tremble, et mon amour extrême
120 D’un rien se fait un crime envers celle que j’aime.

LA MONTAGNE
Si ce parfait amour, que vous prouvez si bien,
Se fait vers votre objet [14] un grand crime de rien,
Ce que son cœur, pour vous, sent de feux légitimes,
En revanche, lui fait un rien de tous vos crimes.

ÉRASTE
125 Mais, tout de bon, crois-tu que je sois d’elle aimé ?

LA MONTAGNE
Quoi ? vous doutez encor d’un amour confirmé...

ÉRASTE
Ah c’est malaisément qu’en pareille matière,
Un cœur bien enflammé prend assurance entière.
Il craint de se flatter, et dans ses divers soins,
130 Ce que plus il souhaite, est ce qu’il croit le moins.
Mais songeons à trouver une beauté si rare.

LA MONTAGNE
Monsieur, votre rabat par devant se sépare.

ÉRASTE
N’importe.

LA MONTAGNE
Laissez-moi l’ajuster, s’il vous plaît.

ÉRASTE
Ouf, tu m’étrangles, fat, laisse-le comme il est.

LA MONTAGNE
Souffrez qu’on peigne un peu...

ÉRASTE
135 Sottise sans pareille !
Tu m’as, d’un coup de dent, presque emporté l’oreille.

LA MONTAGNE
Vos canons...

ÉRASTE
Laisse-les ; tu prends trop de souci.

LA MONTAGNE
Ils sont tout chiffonnés.

ÉRASTE
Je veux qu’ils soient ainsi.

LA MONTAGNE
Accordez-moi du moins, pour grâce singulière [15] ,
140 De frotter ce chapeau, qu’on voit plein de poussière.

ÉRASTE
Frotte donc, puisqu’il faut que j’en passe par là.

LA MONTAGNE
Le voulez-vous porter fait comme le voilà ?

ÉRASTE
Mon Dieu dépêche-toi.

LA MONTAGNE
Ce serait conscience.

ÉRASTE, après avoir attendu.
C’est assez.

LA MONTAGNE
Donnez-vous un peu de patience.

ÉRASTE
Il me tue.

LA MONTAGNE
145 En quel lieu vous êtes-vous fourré ?

ÉRASTE
T’es-tu de ce chapeau pour toujours emparé ?

LA MONTAGNE
C’est fait.

ÉRASTE
Donne-moi donc.

LA MONTAGNE, laissant tomber le chapeau.
Hay !

ÉRASTE
Le voilà par terre :
Je suis fort avancé : que la fièvre te serre.

LA MONTAGNE
Permettez qu’en deux coups j’ôte...

ÉRASTE
Il ne me plaît pas.
150 Au diantre tout valet qui vous est sur les bras ;
Qui fatigue son maître, et ne fait que déplaire
À force de vouloir trancher du nécessaire.

SCÈNE II

ORPHISE, ALCIDOR, ÉRASTE, LA MONTAGNE.
ÉRASTE
Mais vois-je pas Orphise ? Oui c’est elle, qui vient.
Où va-t-elle si vite, et quel homme la tient [16] ?
Il la salue comme elle passe, et elle
en passant détourne la tête.
155 Quoi me voir en ces lieux devant elle paraître,
Et passer en feignant de ne me pas connaître !
Que croire ? Qu’en dis-tu ? Parle donc, si tu veux.

LA MONTAGNE
Monsieur, je ne dis rien de peur d’être fâcheux.

ÉRASTE
Et c’est l’être en effet que de ne me rien dire
160 Dans les extrémités d’un si cruel martyre.
Fais donc quelque réponse à mon cœur abattu :
Que dois-je présumer ? Parle, qu’en penses-tu ?
Dis-moi ton sentiment.

LA MONTAGNE
Monsieur, je veux me taire,
Et ne désire point trancher du nécessaire.

ÉRASTE
165 Peste l’impertinent ! Va-t’en suivre leurs pas ;
Vois ce qu’ils deviendront, et ne les quitte pas.

LA MONTAGNE, revenant.
Il faut suivre de loin ?

ÉRASTE
Oui.

LA MONTAGNE, revenant.
Sans que l’on me voie,
Ou faire aucun semblant qu’après eux on m’envoie.

ÉRASTE
Non, tu feras bien mieux de leur donner avis,
170 Que par mon ordre exprès ils sont de toi suivis.

LA MONTAGNE, revenant.
Vous trouverai-je ici ?

ÉRASTE
Que le Ciel te confonde,
Homme, à mon sentiment, le plus fâcheux du monde.
La Montagne s’en va.
Ah ! que je sens de trouble, et qu’il m’eût été doux,
Qu’on me l’eût fait manquer, ce fatal rendez-vous !
175 Je pensais y trouver toutes choses propices ;
Et mes yeux pour mon cœur y trouvent des supplices.

SCÈNE III

LYSANDRE, ÉRASTE.
LYSANDRE
Sous ces arbres, de loin, mes yeux t’ont reconnu,
Cher Marquis, et d’abord je suis à toi venu.
Comme à de mes amis il faut que je te chante
180 Certain air, que j’ai fait, de petite courante [17] ,
Qui de toute la cour contente les experts,
Et sur qui plus de vingt ont déjà fait des vers.
J’ai le bien, la naissance, et quelque emploi passable,
Et fais figure en France assez considérable ;
185 Mais je ne voudrais pas, pour tout ce que je suis,
N’avoir point fait cet air, qu’ici je te produis.
La, la, hem, hem : écoute avec soin, je te prie.
Il chante sa courante.
N’est-elle pas belle ?

ÉRASTE
Ah !

LYSANDRE
Cette fin est jolie.
Il rechante la fin quatre ou cinq fois de suite.
Comment la trouves-tu ?

ÉRASTE
Fort belle assurément.

LYSANDRE
190 Les pas que j’en ai faits n’ont pas moins d’agrément,
Et surtout la figure a merveilleuse grâce.
Il chante, parle et danse tout ensemble,
et fait faire à Éraste les figures de la femme.
Tiens, l’homme passe ainsi : puis la femme repasse :
Ensemble : puis on quitte, et la femme vient là.
Vois-tu ce petit trait de feinte [18] que voilà ?
195 Ce fleuret [19] ? ces coupés [20] courant après la belle ?
Dos à dos : face à face, en se pressant sur elle.
Après avoir achevé.
Que t’en semble Marquis ?

ÉRASTE
Tous ces pas-là sont fins.

LYSANDRE
Je me moque, pour moi, des maîtres baladins [21] .

ÉRASTE
On le voit.

LYSANDRE
Les pas donc... ?

ÉRASTE
N’ont rien qui ne surprenne.

LYSANDRE
200 Veux-tu, par amitié, que je te les apprenne ?

ÉRASTE
Ma foi, pour le présent, j’ai certain embarras...

LYSANDRE
Eh bien donc, ce sera, lorsque tu le voudras.
Si j’avais dessus moi ces paroles nouvelles,
Nous les lirions ensemble, et verrions les plus belles.

ÉRASTE
Une autre fois.

LYSANDRE
205 Adieu : Baptiste le très cher [22]
N’a point vu ma courante, et je le vais chercher.
Nous avons, pour les airs, de grandes sympathies,
Et je veux le prier d’y faire des parties.
Il s’en va chantant toujours.
ÉRASTE
Ciel ! faut-il que le rang, dont on veut tout couvrir,
210 De cent sots, tous les jours, nous oblige à souffrir ;
Et nous fasse abaisser jusques aux complaisances,
D’applaudir bien souvent à leurs impertinences ?

SCÈNE IV

LA MONTAGNE, ÉRASTE.
LA MONTAGNE
Monsieur, Orphise est seule, et vient de ce côté.

ÉRASTE
Ah d’un trouble bien grand je me sens agité !
215 J’ai de l’amour encor pour la belle inhumaine,
Et ma raison voudrait, que j’eusse de la haine !

LA MONTAGNE
Monsieur, votre raison ne sait ce qu’elle veut ;
Ni ce que sur un cœur une maîtresse peut.
Bien que de s’emporter on ait de justes causes,
220 Une belle, d’un mot, rajuste bien des choses.

ÉRASTE
Hélas, je te l’avoue, et déjà cet aspect,
À toute ma colère imprime le respect.

SCÈNE V

ORPHISE, ÉRASTE, LA MONTAGNE.
ORPHISE
Votre front à mes yeux montre peu d’allégresse.
Serait-ce ma présence, Éraste, qui vous blesse ?
225 Qu’est-ce donc ? qu’avez-vous ? et sur quels déplaisirs,
Lorsque vous me voyez, poussez-vous des soupirs ?

ÉRASTE
Hélas, pouvez-vous bien me demander, cruelle,
Ce qui fait de mon cœur la tristesse mortelle ?
Et d’un esprit méchant n’est-ce pas un effet,
230 Que feindre d’ignorer ce que vous m’avez fait ?
Celui dont l’entretien vous a fait, à ma vue,
Passer...

ORPHISE, riant.
C’est de cela, que votre âme est émue ?

ÉRASTE
Insultez inhumaine, encore à mon malheur.
Allez, il vous sied mal de railler ma douleur ;
235 Et d’abuser, ingrate, à maltraiter ma flamme,
Du faible, que pour vous, vous savez qu’a mon âme.

ORPHISE
Certes il en faut rire, et confesser ici,
Que vous êtes bien fou, de vous troubler ainsi.
L’homme, dont vous parlez, loin qu’il puisse me plaire,
240 Est un homme fâcheux dont j’ai su me défaire ;
Un de ces importuns, et sots officieux,
Qui ne sauraient souffrir qu’on soit seule en des lieux ;
Et viennent aussitôt, avec un doux langage,
Vous donner une main, contre qui l’on enrage.
245 J’ai feint de m’en aller, pour cacher mon dessein ;
Et, jusqu’à mon carrosse, il m’a prêté la main.
Je m’en suis promptement défaite de la sorte,
Et j’ai pour vous trouver, rentré par l’autre porte.

ÉRASTE
À vos discours, Orphise, ajouterai-je foi ?
250 Et votre cœur est-il tout sincère pour moi ?

ORPHISE
Je vous trouve fort bon de tenir ces paroles,
Quand je me justifie à vos plaintes frivoles.
Je suis bien simple encore, et ma sotte bonté...

ÉRASTE
Ah ne vous fâchez pas, trop sévère beauté.
255 Je veux croire en aveugle, étant sous votre empire,
Tout ce que vous aurez la bonté de me dire.
Trompez, si vous voulez, un malheureux amant ;
J’aurai pour vous respect, jusques au monument.
Maltraitez mon amour, refusez-moi le vôtre ;
260 Exposez à mes yeux le triomphe d’un autre,
Oui je souffrirai tout de vos divins appas,
J’en mourrai, mais enfin je ne m’en plaindrai pas.

ORPHISE
Quand de tels sentiments régneront dans votre âme,
Je saurai de ma part...

SCÈNE VI

ALCANDRE, ORPHISE, ÉRASTE, LA MONTAGNE.
ALCANDRE
Marquis, un mot. Madame,
265 De grâce pardonnez, si je suis indiscret,
En osant, devant vous, lui parler en secret.
Avec peine, Marquis, je te fais la prière ;
Mais un homme vient là de me rompre en visière [23] ,
Et je souhaite fort, pour ne rien reculer,
270 l’heure [24] de ma part, tu l’ailles appeler [25] .
Tu sais, qu’en pareil cas, ce serait avec joie,
Que je te le rendrais en la même monnoie.

ÉRASTE, après avoir un peu demeuré sans parler.
Je ne veux point ici faire le capitan ;
Mais on m’a vu soldat, avant que courtisan.
275 J’ai servi quatorze ans, et je crois être en passe,
De pouvoir d’un tel pas me tirer avec grâce,
Et de ne craindre point, qu’à quelque lâcheté
Le refus de mon bras me puisse être imputé.
Un duel met les gens en mauvaise posture,
280 Et notre roi n’est pas un monarque en peinture.
Il sait faire obéir les plus grands de l’État,
Et je trouve qu’il fait en digne potentat.
Quand il faut le servir, j’ai du cœur, pour le faire :
Mais je ne m’en sens point, quand il faut lui déplaire.
285 Je me fais de son ordre une suprême loi.
Pour lui désobéir, cherche un autre que moi.
Je te parle, Vicomte, avec franchise entière,
Et suis ton serviteur en toute autre matière,
Adieu. Cinquante fois au diable les fâcheux,
290 Où donc s’est retiré cet objet de mes vœux ?

LA MONTAGNE
Je ne sais.

ÉRASTE
Pour savoir où la belle est allée,
Va-t’en chercher partout, j’attends dans cette allée.

BALLET DU PREMIER ACTE.PREMIÈRE ENTRÉE
Des joueurs de mail [26] , en criant gare, l’obligent à se retirer, et comme il veut revenir lorsqu’ils ont fait,
DEUXIÈME ENTRÉE
Des curieux viennent qui tournent autour de lui pour le connaître, et font qu’il se retire encore pour un moment.

[1] Sur le théâtre : sur la scène. Les spectateurs de qualité achetaient fort cher une place sur les banquettes qui garnissaient les deux côtés de la scène. On payait une telle place un demi-louis, soit 110 sous, alors qu’une entrée au parterre coûtait seulement 15 sous.
[2] Les guillemets ne figurent pas dans le texte de 1662 ; nous les ajoutons ainsi que dans la suite de la scène.
[i] Morguer : "regarder fixement un prisonnier afin de le reconnaître. Braver par des regards fiers, fixes et méprisants" (Dictionnaire de Furetière, 1690) ; de là, sans doute, le sens de narguer.
[3] De rien : à partir de rien, de quelques rencontres épisodiques.
[4] Il a poussé sa chance : il a tenu bon.
[5] Minuter : figurément "projeter, avoir dessein de faire quelque chose, et surtout en cachette, à la sourdine" (Dictionnaire de Furetière, 1690).
[6] "Il nous l’a donnée bien sèche : en parlant d’une bourde, d’une menterie impudente" (Dictionnaire de Furetière, 1690). Le personnage raconte des histoires inventées à un prétendu ami.
[7] Une calèche ou galèche était un petit carrosse pour deux personnes dont l’usage avait été récemment introduit à Paris.
[8] VAR. De la chère, ai-je dit, la dose est trop peu forte. (1682). C’est-à-dire : "il n’y aura pas assez à manger".
[9] Sans compliment : sans cérémonie, sans façon.
[10] Incartade : extravagance, folie.
[11] VAR. Et maudit le fâcheux (1682).
[12] Le texte porte "Lysandre", ce qui est une erreur. Nous corrigeons d’après les éditions de 1682 et 1735.
[13] VAR. Et malgré ses bontés lui défend de me voir (1682).
[14] Vers votre objet : envers l’objet de votre amour.
[15] VAR. Accordez-moi du moins, par grâce singulière (1682)
[16] La tient : la conduit en lui donnant la main.
[17] La courante était une danse de mouvement lent.
[18] Ce petit trait de feinte : une fuite simulée de la danse.
[19] Fleuret : "c’est un pas de bourrée, qui est une sorte de danse gaie" (Dictionnaire de Richelet).
[20] Coupé : "mouvement de celui qui dansant se jette sur un pied et passe l’autre devant ou derrière" (Dictionnaire de Richelet).
[21] Maîtres baladins : danseurs de profession ou maîtres de ballet, sans nuance péjorative.
[22] Baptiste le très-cher : Jean-Baptiste Lully.
[23] Rompre en visière : "rompre sa lance dans la visière de son adversaire, et figurément attaquer, contredire quelqu’un en face, brusquement" (Littré). Ici : injurier.
[24] Qu’à l’heure : que sur l’heure.
[25] Appeler : provoquer en duel.
[26] Mail : il s’agit d’un "jeu d’exercice où on pousse avec grande violence et adresse une boule de buis qu’on doit faire à la fin passer par un petit archet [arceau] de fer qu’on nomme la passe" (Dictionnaire de Furetière, 1690).


Acte 2

 SCÈNE PREMIÈRE

ÉRASTE
Mes fâcheux à la fin se sont-ils écartés ?
Je pense qu’il en pleut ici de tous côtés.
295 Je les fuis, et les trouve, et pour second martyre,
Je ne saurais trouver celle que je désire.
Le tonnerre, et la pluie ont promptement passé,
Et n’ont point, de ces lieux, le beau monde chassé.
Plût au Ciel, dans les dons que ses soins y prodiguent,
300 Qu’ils en eussent chassé tous les gens, qui fatiguent [1] !
Le soleil baisse fort, et je suis étonné,
Que mon valet encor ne soit point retourné.

SCÈNE II

ALCIPPE, ÉRASTE.
ALCIPPE
Bonjour.

ÉRASTE
Eh quoi toujours ma flamme divertie [2] !

ALCIPPE
Console-moi, Marquis, d’une étrange partie,
305 Qu’au piquet je perdis, hier, contre un Saint-Bouvain,
À qui je donnerais quinze points, et la main.
C’est un coup enragé, qui depuis hier m’accable,
Et qui ferait donner tous les joueurs au diable ;
Un coup assurément à se pendre en public.
310 Il ne m’en faut que deux ; l’autre a besoin d’un pic.
Je donne ; il en prend six, et demande à refaire ;
Moi, me voyant de tout, je n’en voulus rien faire.
Je porte l’as de trèfle, admire mon malheur,
L’as, le roi, le valet, le huit, et dix de cœur,
315 Et quitte, comme au point allait la politique,
Dame, et roi de carreau, dix ,et dame de pique.
Sur mes cinq cœurs portés la dame arrive encor,
Qui me fait justement une quinte major :
Mais mon homme, avec l’as, non sans surprise extrême,
320 Des bas carreaux, sur table, étale une sixième.
J’en avais écarté la dame, avec le roi ;
Mais lui fallant un pic [3] , je sortis hors d’effroi,
Et croyais bien du moins faire deux points uniques.
Avec les sept carreaux, il avait quatre piques ;
325 Et, jetant le dernier, m’a mis dans l’embarras,
De ne savoir lequel garder de mes deux as.
J’ai jeté l’as de cœur, avec raison me semble ;
Mais il avait quitté quatre trèfles ensemble,
Et par un six de cœur je me suis vu capot [4] ,
330 Sans pouvoir, de dépit, proférer un seul mot.
Morbleu fais-moi raison de ce coup effroyable.
À moins que l’avoir vu, peut-il être croyable ?

ÉRASTE
C’est dans le jeu, qu’on voit les plus grands coups du sort.

ALCIPPE
Parbleu tu jugeras, toi-même, si j’ai tort ;
335 Et si c’est sans raison, que ce coup me transporte ;
Car voici nos deux jeux, qu’exprès sur moi je porte.
Tiens, c’est ici mon port [5] , comme je te l’ai dit ;
Et voici...

ÉRASTE
J’ai compris le tout, par ton récit,
Et vois de la justice au transport qui t’agite ;
340 Mais, pour certaine affaire, il faut que je te quitte :
Adieu console-toi, pourtant, de ton malheur.

ALCIPPE
Qui, moi ? j’aurai toujours ce coup-là sur le cœur :
Et c’est, pour ma raison, pis qu’un coup de tonnerre.
Je le veux faire, moi, voir à toute la terre,

Il s’en va et prêt à rentrer, il dit par réflexion
Un six de cœur ! deux points !

ÉRASTE
345 En quel lieu sommes-nous !
De quelque part qu’on tourne, on ne voit que des fous.
Ah ! que tu fais languir ma juste impatience.

SCÈNE III

LA MONTAGNE, ÉRASTE.
LA MONTAGNE
Monsieur, je n’ai pu faire une autre diligence.

ÉRASTE
Mais me rapportes-tu quelque nouvelle enfin ?

LA MONTAGNE
350 Sans doute ; et de l’objet qui fait votre destin,
J’ai par un ordre exprès quelque chose à vous dire [6] .

ÉRASTE
Et quoi ? déjà mon cœur après ce mot soupire,
Parle.

LA MONTAGNE
Souhaitez-vous de savoir ce que c’est ?

ÉRASTE
Oui, dis vite.

LA MONTAGNE
Monsieur, attendez, s’il vous plaît.
355 Je me suis, à courir, presque mis hors d’haleine.

ÉRASTE
Prends-tu quelque plaisir à me tenir en peine ?

LA MONTAGNE
Puisque vous désirez de savoir promptement
L’ordre que j’ai reçu de cet objet charmant,
Je vous dirai... Ma foi, sans vous vanter mon zèle,
360 J’ai bien fait du chemin pour trouver cette belle,
Et si...

ÉRASTE
Peste soit fait de tes digressions [i] .

LA MONTAGNE
Ah ! il faut modérer un peu ses passions,
Et Sénèque...

ÉRASTE
Sénèque est un sot dans ta bouche,
Puisqu’il ne me dit rien de tout ce qui me touche.
Dis-moi ton ordre, tôt.

LA MONTAGNE
365 Pour contenter vos vœux,
Votre Orphise... Une bête est là dans vos cheveux.

ÉRASTE
Laisse.

LA MONTAGNE
Cette beauté de sa part vous fait dire...

ÉRASTE
Quoi !

LA MONTAGNE
Devinez.

ÉRASTE
Sais-tu que je ne veux pas rire ?

LA MONTAGNE
Son ordre est qu’en ce lieu vous devez vous tenir,
370 Assuré que dans peu vous l’y verrez venir,
Lorsqu’elle aura quitté quelques provinciales,
Aux personnes de cour fâcheuses animales.

ÉRASTE
Tenons-nous donc au lieu qu’elle a voulu choisir :
Mais, puisque l’ordre ici m’offre quelque loisir,
375 Laisse-moi méditer, j’ai dessein de lui faire
Quelques vers, sur un air, où je la vois se plaire.

Il se promène en rêvant.

SCÈNE IV

ORANTE, CLYMÈNE, ÉRASTE.
ORANTE
Tout le monde sera de mon opinion.

CLYMÈNE
Croyez-vous l’emporter par obstination ?

ORANTE
Je pense mes raisons meilleures que les vôtres.

CLYMÈNE
380 Je voudrais qu’on ouît les unes et les autres.

ORANTE
J’avise un homme ici qui n’est pas ignorant ;
Il pourra nous juger sur notre différend.
Marquis, de grâce, un mot : souffrez qu’on vous appelle,
Pour être, entre nous deux, juge d’une querelle,
385 D’un débat, qu’ont ému nos divers sentiments,
Sur ce qui peut marquer les plus parfaits amants.

ÉRASTE
C’est une question à vider difficile,
Et vous devez chercher un juge plus habile.

ORANTE
Non, vous nous dites là d’inutiles chansons :
390 Votre esprit fait du bruit, et nous vous connaissons ;
Nous savons que chacun vous donne à juste titre...

ÉRASTE
Hé de grâce,...

ORANTE
En un mot, vous serez notre arbitre,
Et ce sont deux moments qu’il vous faut nous donner.

CLYMÈNE
Vous retenez ici qui vous doit condamner :
395 Car enfin, s’il est vrai ce que j’en ose croire,
Monsieur, à mes raisons, donnera la victoire.

ÉRASTE
Que ne puis-je à mon traître inspirer le souci,
D’inventer quelque chose à me tirer d’ici !

ORANTE
Pour moi de son esprit j’ai trop bon témoignage,
400 Pour craindre qu’il prononce à mon désavantage.
Enfin ce grand débat qui s’allume entre nous,
Est de savoir s’il faut qu’un amant soit jaloux.

CLYMÈNE
Ou, pour mieux expliquer ma pensée et la vôtre,
Lequel doit plaire plus d’un jaloux ou d’un autre.

ORANTE
405 Pour moi, sans contredit, je suis pour le dernier.

CLYMÈNE
Et dans mon sentiment je tiens pour le premier.

ORANTE
Je crois que notre cœur doit donner son suffrage,
À qui fait éclater du respect davantage.

CLYMÈNE
Et moi, que si nos vœux doivent paraître au jour,
410 C’est pour celui qui fait éclater plus d’amour.

ORANTE
Oui, mais on voit l’ardeur dont une âme est saisie,
Bien mieux dans le respect, que dans la jalousie [7] .

CLYMÈNE
Et c’est mon sentiment, que qui s’attache à nous,
Nous aime d’autant plus, qu’il se montre jaloux.

ORANTE
415 Fi ne me parlez point, pour être amants, Clymène,
De ces gens dont l’amour est fait comme la haine,
Et qui, pour tous respects, et toute offre de vœux,
Ne s’appliquent jamais qu’à se rendre fâcheux ;
Dont l’âme, que sans cesse un noir transport anime,
420 Des moindres actions cherche à nous faire un crime ;
En soumet l’innocence à son aveuglement,
Et veut, sur un coup d’œil, un éclaircissement :
Qui de quelque chagrin nous voyant l’apparence,
Se plaignent aussitôt, qu’il naît de leur présence ;
425 Et lorsque dans nos yeux brille un peu d’enjouement,
Veulent que leurs rivaux en soient le fondement :
Enfin, qui prenant droit des fureurs de leur zèle,
Ne vous parlent jamais, que pour faire querelle ;
Osent défendre à tous l’approche de nos cœurs,
430 Et se font les tyrans de leurs propres vainqueurs.
Moi je veux des amants que le respect inspire ;
Et leur soumission marque mieux notre empire.

CLYMÈNE
Fi ne me parlez point, pour être vrais amants,
De ces gens, qui pour nous n’ont nuls emportements ;
435 De ces tièdes galants, de qui les cœurs paisibles,
Tiennent déjà pour eux les choses infaillibles ;
N’ont point peur de nous perdre, et laissent chaque jour,
Sur trop de confiance endormir leur amour ;
Sont avec leurs rivaux en bonne intelligence,
440 Et laissent un champ libre à leur persévérance.
Un amour si tranquille excite mon courroux.
C’est aimer froidement que n’être point jaloux ;
Et je veux, qu’un amant pour me prouver sa flamme,
Sur d’éternels soupçons laisse flotter son âme,
445 Et par de prompts transports, donne un signe éclatant
De l’estime qu’il fait de celle qu’il prétend [8] .
On s’applaudit alors de son inquiétude,
Et s’il nous fait parfois un traitement trop rude,
Le plaisir de le voir soumis à nos genoux,
450 S’excuser de l’éclat qu’il a fait contre nous,
Ses pleurs, son désespoir d’avoir pu nous déplaire,
Est un charme à calmer toute notre colère [9] .

ORANTE
Si pour vous plaire il faut beaucoup d’emportement,
Je sais qui vous pourrait donner contentement ;
455 Et je connais des gens dans Paris plus de quatre,
Qui, comme ils le font voir, aiment jusques à battre.

CLYMÈNE
Si pour vous plaire il faut n’être jamais jaloux,
Je sais certaines gens fort commodes pour vous ;
Des hommes en amour d’une humeur si souffrante,
460 Qu’ils vous verraient sans peine entre les bras de trente.

ORANTE
Enfin, par votre arrêt vous devez déclarer,
Celui de qui l’amour vous semble à préférer.

ÉRASTE
Puisqu’à moins d’un arrêt je ne m’en puis défaire,
Toutes deux à la fois je vous veux satisfaire ;
465 Et pour ne point blâmer ce qui plaît à vos yeux,
Le jaloux aime plus, et l’autre aime bien mieux.

CLYMÈNE
L’arrêt est plein d’esprit ; mais...

ÉRASTE
Suffit, j’en suis quitte.
Après ce que j’ai dit, souffrez que je vous quitte.

SCÈNE V

ORPHISE, ÉRASTE.
ÉRASTE
Que vous tardez, Madame, et que j’éprouve bien...

ORPHISE
470 Non, non, ne quittez pas un si doux entretien.
À tort vous m’accusez d’être trop tard venue,
Et vous avez de quoi vous passer de ma vue.

ÉRASTE
Sans sujet contre moi voulez-vous vous aigrir,
Et me reprochez-vous ce qu’on me fait souffrir ?
Ha ! de grâce attendez...

ORPHISE
475 Laissez-moi, je vous prie,
Et courez vous rejoindre à votre compagnie.

Elle sort.
ÉRASTE
Ciel, faut-il qu’aujourd’hui fâcheuses, et fâcheux
Conspirent à troubler les plus chers de mes vœux !
Mais allons sur ses pas, malgré sa résistance,
480 Et faisons à ses yeux briller notre innocence.

SCÈNE VI

DORANTE, ÉRASTE [10] .
DORANTE
Ha Marquis que l’on voit de fâcheux tous les jours,
Venir de nos plaisirs interrompre le cours !
Tu me vois enragé d’une assez belle chasse,
Qu’un fat... C’est un récit qu’il faut que je te fasse.

ÉRASTE
485 Je cherche ici quelqu’un, et ne puis m’arrêter.

DORANTE, le retenant.
Parbleu chemin faisant je te le veux conter.
Nous étions une troupe, assez bien assortie,
Qui pour courir un cerf avions hier fait partie ;
Et nous fûmes coucher sur le pays exprès,
490 C’est-à-dire, mon cher, en fin fond de forêts.
Comme cet exercice est mon plaisir suprême,
Je voulus, pour bien faire, aller au bois moi-même [11] ;
Et nous conclûmes tous d’attacher nos efforts,
Sur un cerf, qu’un chacun nous disait cerf dix-cors ;
495 Mais moi, mon jugement, sans qu’aux marques j’arrête,
Fut qu’il n’était que cerf à sa seconde tête [12] .
Nous avions, comme il faut, séparé nos relais [13] ,
Et déjeunions en hâte, avec quelques œufs frais ;
Lorsqu’un franc campagnard, avec longue rapière,
500 Montant superbement sa jument poulinière,
Qu’il honorait du nom de sa bonne jument,
S’en est venu nous faire un mauvais compliment,
Nous présentant aussi, pour surcroît de colère,
Un grand benêt de fils, aussi sot que son père.
505 Il s’est dit grand chasseur, et nous a priés tous,
Qu’il pût avoir le bien de courir avec nous.
Dieu préserve, en chassant, toute sage personne,
D’un porteur de huchet [14] , qui mal à propos sonne ;
De ces gens, qui suivis de dix hourets [15] galeux,
510 Disent "ma meute [16] ", et font les chasseurs merveilleux.
Sa demande reçue, et ses vertus prisées,
Nous avons été tous frapper à nos brisées.
À trois longueurs de trait, tayaut ; voilà d’abord
Le cerf donné aux chiens. J’appuie, et sonne fort.
515 Mon cerf débuche [17] , et passe une assez longue plaine,
Et mes chiens après lui ; mais si bien en haleine,
Qu’on les aurait couverts tous d’un seul justaucorps.
Il vient à la forêt. Nous lui donnons alors
La vieille meute [18] ; et moi, je prends en diligence
Mon cheval alezan. Tu l’as vu ?

ÉRASTE
520 Non, je pense.

DORANTE
Comment ? C’est un cheval aussi bon qu’il est beau,
Et que ces jours passés, j’achetai de Gaveau [19] .
Je te laisse à penser, si, sur cette matière,
Il voudrait me tromper, lui qui me considère :
525 Aussi je m’en contente, et jamais, en effet,
Il n’a vendu cheval, ni meilleur, ni mieux fait :
Une tête de barbe, avec l’étoile nette ;
L’encolure d’un cygne, effilée, et bien droite ;
Point d’épaules non plus qu’un lièvre, court-jointé,
530 Et qui fait dans son port voir sa vivacité.
Des pieds, morbleu, des pieds ! le rein double [20] : à vrai dire,
J’ai trouvé le moyen, moi seul, de le réduire,
Et sur lui, quoique aux yeux il montrât beau semblant,
Petit-Jean de Gaveau [21] ne montait qu’en tremblant.
535 Une croupe, en largeur, à nulle autre pareille,
Et des gigots, Dieu sait ! Bref c’est une merveille,
Et j’en ai refusé cent pistoles, crois-moi,
Au retour [22] d’un cheval amené pour le Roi.
Je monte donc dessus, et ma joie était pleine,
540 De voir filer de loin les coupeurs [23] dans la plaine ;
Je pousse, et je me trouve en un fort à l’écart.
À la queue de nos chiens moi seul avec Drécar [24] .
Une heure là dedans notre cerf se fait battre.
J’appuie alors mes chiens, et fais le diable à quatre :
545 Enfin jamais chasseur ne se vit plus joyeux ;
Je le relance seul, et tout allait des mieux ;
Lorsque d’un jeune cerf s’accompagne le nôtre [25] ,
Une part de mes chiens se sépare de l’autre,
Et je les vois, Marquis, comme tu peux penser,
550 Chasser tous avec crainte, et Finaut balancer.
Il se rabat soudain, dont j’eus l’âme ravie ;
Il empaume la voie [26] , et moi je sonne et crie,
"À Finaut ! à Finaut [27] " : j’en revois [28] à plaisir
Sur une taupinière, et résonne à loisir.
555 Quelques chiens revenaient à moi, quand pour disgrâce,
Le jeune cerf, Marquis, à mon campagnard passe.
Mon étourdi se met à sonner comme il faut,
Et crie à pleine voix "tayaut ! tayaut ! tayaut !"
Mes chiens me quittent tous, et vont à ma pécore [29] ,
560 J’y pousse et j’en revois dans le chemin encore ;
Mais à terre, mon cher, je n’eus pas jeté l’œil,
Que je connus le change [30] , et sentis un grand deuil.
J’ai beau lui faire voir toutes les différences,
Des pinces de mon cerf, et de ses connaissances [i] ;
565 Il me soutient toujours, en chasseur ignorant,
Que c’est le cerf de meute [31] , et par ce différend
Il donne temps aux chiens d’aller loin : j’en enrage,
Et pestant de bon cœur contre le personnage,
Je pousse mon cheval, et par haut, et par bas,
570 Qui pliait des gaulis [32] aussi gros que les bras :
Je ramène les chiens à ma première voie,
Qui vont, en me donnant une excessive joie,
Requérir notre cerf, comme s’ils l’eussent vu :
Ils le relancent ; mais, ce coup est-il prévu ?
575 À te dire le vrai, cher Marquis, il m’assomme.
Notre cerf relancé va passer à notre homme,
Qui croyant faire un trait de chasseur fort vanté,
D’un pistolet d’arçon qu’il avait apporté,
Lui donne justement au milieu de la tête,
580 Et de fort loin me crie : "Ah ! j’ai mis bas la bête."
A-t-on jamais parlé de pistolets, bon Dieu !
Pour courre un cerf ? Pour moi venant dessus le lieu,
J’ai trouvé l’action tellement hors d’usage,
Que j’ai donné des deux à mon cheval, de rage,
585 Et m’en suis revenu chez moi toujours courant,
Sans vouloir dire un mot à ce sot ignorant.

ÉRASTE
Tu ne pouvais mieux faire, et ta prudence est rare :
C’est ainsi, des fâcheux, qu’il faut qu’on se sépare ;
Adieu.

DORANTE
Quand tu voudras, nous irons quelque part,
590 Où nous ne craindrons point de chasseur campagnard.

ÉRASTE
Fort bien. Je crois qu’enfin je perdrai patience.
Cherchons à m’excuser avecque diligence.

BALLET DU SECOND ACTEPREMIÈRE ENTRÉE
Des joueurs de boule l’arrêtent pour mesurer un coup, dont ils sont en dispute. Il se défait d’eux avec peine, et leur laisse danser un pas, composé de toutes les postures qui sont ordinaires à ce jeu.
DEUXIÈME ENTRÉE
De petits frondeurs les viennent interrompre
qui sont chassés ensuite
TROISIÈME ENTRÉE
par des savetiers, et des savetières, leurs pères, et autres qui sont aussi chassés à leur tour
QUATRIÈME ENTRÉE
par un jardinier qui danse seul, et se retire pour faire place au troisième acte.

[1] L’édition de 1682 indique que les vers 297 à 300 étaient sautés lors des représentations.
[2] Toujours ma flamme divertie : "mon amour se heurte toujours à un nouvel obstacle."
[3] Lui fallant un pic : comme il lui fallait un pic ; c’est-à-dire, marquer trente sans que j’aie rien marqué et passer ainsi de trente à soixante.
[4] Il nous est bien difficile aujourd’hui de comprendre le détail de cette partie de piquet. Bornons-nous à dire, pour expliquer la désolation d’Alcippe, qu’il avait un jeu magnifique, dont les deux as de c ?ur et de trèfle, mais qu’il a abandonné son as de c ?ur sur un petit pique que jouait son adversaire, et qu’alors celui-ci s’est vu maître du jeu avec un six de c ?ur qui lui restait, contre lequel l’as de trèfle a été inutile. Du coup, Alcippe a été capot, c’est-à-dire qu’i n’a fait aucune levée, et que son adversaire a gagné la partie.
[5] Mon port : les cartes que j’avais dans ma main.
[6] VAR. J’ai, par son ordre exprès, quelque chose à vous dire (1682).
[i] Peste soit fait, sans accord au féminin, semble être chez Molière une expression stéréotypée et invariable (cf. L’Ecole des femmes, vers 1081).
[7] VAR. Bien mieux dans les respects, que dans la jalousie (1682).
[8] De celle qu’il prétend : de celle dont il est le prétendant.
[9] VAR. Sont un charme à calmer toute notre colère (1682).
[10] C’est ici la scène dont le roi a donné l’idée à Molière, en lui proposant comme modèle le marquis de Soyecourt, grand veneur.
[11] D’ordinaire, c’était un simple valet de meute qui faisait cette reconnaissance.
[12] Un cerf dix-cors est un animal de six ou sept ans. Un cerf est dit à sa seconde tête à partir de sa troisième année.
[13] Séparer les relais : séparer les chiens en plusieurs groupes et les placer à différents endroits, sur le parcours présumé de la bête.
[14] Huchet : sorte de cor.
[15] Hourets : "mauvais chiens de chasse" (Dictionnaire de Furetière, 1690).
[16] Les guillemets ne figurent pas dans le texte de 1662 ; nous les ajoutons.
[17] Débucher : sortir du bois ou du buisson.
[18] La vieille meute : les chiens plus vieux, que l’on fait donner en second lieu.
[19] "Marchand de chevaux célèbre à la Cour" dit une note du texte de 1662.
[20] Ce cheval a une tête de barbe, c’est-à-dire de cheval arabe, avec une marque blanche (une étoile) sur le front, le pâturon court (court-jointé), le rein double, c’est-à-dire le dos divisé en deux par le sillon de l’épine dorsale.
[21] Petit-Jean - probablement l’un des écuyers les plus audacieux de Gaveau - n’a pas été capable de maîtriser (réduire) ce cheval, à quoi Dorante est seul parvenu.
[22] Le retour est "ce qu’on ajoute pour rendre un troc égal" (Littré). On a offert à Dorante d’échanger ce cheval contre un cheval prévu pour le roi, plus cent pistoles (mille livres).
[23] Les coupeurs : les chiens qui quittent la meute pour rejoindre le cerf.
[24] "Piqueur renommé" dit une note du texte de 1662.
[25] Un cerf s’accompagne lorsqu’il trouve d’autres cerfs ou des biches et qu’il se fait chasser avec eux (D’Yauville, Traité de vénerie, 1788). On appelle écuyer le cerf qui accompagne la bête chassée.
[26] Un chien balance, quand il va de côté et d’autre, hésite sur sa route ; quand il se rabat, il montre qu’il a trouvé une trace récente du passage de la bête ; alors, il empaume la voie, il suit la piste.
[27] Les guillemets ne figurent pas dans le texte de 1662 ; nous les ajoutons, ainsi que dans la suite de la scène.
[28] En revoir : voir sur le sol l’empreinte du pied d’un animal.
[29] Pécore : "bête stupide, qui a du mal à concevoir quelque chose" (Dictionnaire de Furetière, 1690). C’est le campagnard qui est ainsi désigné.
[30] Le change : c’est la "substitution d’une nouvelle bête à celle qui a été lancée d’abord. La bête donne le change, en fait lever une autre à sa place. Les chiens prennent le change, quittent la bête lancée pour la nouvelle" (Littré).
[i] Les pinces du cerf sont les pointes de ses ongles ; les connaissances sont les traces distinctives d’une bête.
[31] Le cerf de meute : le dix-cors lancé le premier.
[32] Des gaulis : branches d’arbre qu’il faut écarter pour se frayer un passage à travers un bois.

Acte 3

 SCÈNE PREMIÈRE

ÉRASTE, LA MONTAGNE.
ÉRASTE
Il est vrai, d’un côté mes soins ont réussi :
Cet adorable objet enfin s’est adouci :
595 Mais d’un autre on m’accable, et les astres sévères,
Ont, contre mon amour, redoublé leurs colères.
Oui Damis son tuteur, mon plus rude fâcheux,
Tout de nouveau s’oppose aux plus doux de mes vœux,
À son aimable nièce a défendu ma vue,
600 Et veut, d’un autre époux, la voir demain pourvue.
Orphise toutefois, malgré son désaveu [1] ,
Daigne accorder ce soir une grâce à mon feu ;
Et j’ai fait consentir l’esprit de cette belle,
À souffrir qu’en secret je la visse chez elle.
605 L’amour aime surtout les secrètes faveurs ;
Dans l’obstacle, qu’on force, il trouve des douceurs ;
Et le moindre entretien de la beauté qu’on aime,
Lorsqu’il est défendu, devient grâce suprême.
Je vais au rendez-vous : c’en est l’heure, à peu près :
610 Puis, je veux m’y trouver plutôt avant qu’après.

LA MONTAGNE
Suivrai-je vos pas ?

ÉRASTE
Non, je craindrais que peut-être
À quelques yeux suspects tu me fisses connaître.

LA MONTAGNE
Mais...

ÉRASTE
Je ne le veux pas.

LA MONTAGNE
Je dois suivre vos lois :
Mais au moins si de loin...

ÉRASTE
Te tairas-tu, vingt fois [2] ?
615 Et ne veux-tu jamais quitter cette méthode,
De te rendre, à toute heure, un valet incommode !

SCÈNE II

CARITIDÈS, ÉRASTE.
CARITIDÈS
Monsieur, le temps répugne à l’honneur de vous voir [3] .
Le matin est plus propre à rendre un tel devoir :
Mais de vous rencontrer il n’est pas bien facile ;
620 Car vous dormez toujours, ou vous êtes en ville ;
Au moins, Messieurs vos gens me l’assurent ainsi,
Et j’ai, pour vous trouver, pris l’heure que voici.
Encore est-ce un grand heur, dont, le destin m’honore ;
Car deux moments plus tard, je vous manquais encore.

ÉRASTE
625 Monsieur, souhaitez-vous quelque chose de moi ?

CARITIDÈS
Je m’acquitte, Monsieur, de ce que je vous doi ;
Et vous viens... Excusez l’audace, qui m’inspire,
Si...

ÉRASTE
Sans tant de façons, qu’avez-vous à me dire ?

CARITIDÈS
Comme le rang, l’esprit, la générosité,
Que chacun vante en vous...

ÉRASTE
630 Oui, je suis fort vanté,
Passons, Monsieur.

CARITIDÈS
Monsieur, c’est une peine extrême,
Lorsqu’il faut à quelqu’un se produire soi-même,
Et toujours, près des grands, on doit être introduit,
Par des gens, qui de nous fassent un peu de bruit ;
635 Dont la bouche écoutée, avecque poids débite,
Ce qui peut faire voir notre petit mérite :
Enfin j’aurais voulu que des gens bien instruits [4] ,
Vous eussent pu, Monsieur, dire ce que je suis.

ÉRASTE
Je vois assez, Monsieur, ce que vous pouvez être,
640 Et votre seul abord le peut faire connaître.

CARITIDÈS
Oui, je suis un savant charmé de vos vertus.
Non pas de ces savants dont le nom n’est qu’en us :
Il n’est rien si commun, qu’un nom à la latine.
Ceux qu’on habille en grec ont bien meilleure mine ;
645 Et pour en avoir un qui se termine en es,
Je me fais appeler Monsieur Caritidès [i] .

ÉRASTE
Monsieur Caritidès soit, qu’avez-vous à dire ?

CARITIDÈS
C’est un placet, Monsieur, que je voudrais vous lire ;
Et que dans la posture, où vous met votre emploi,
650 J’ose vous conjurer de présenter au Roi.

ÉRASTE
Hé ! Monsieur, vous pouvez le présenter vous-même.

CARITIDÈS
Il est vrai que le Roi fait cette grâce extrême ;
Mais par ce même excès de ses rares bontés,
Tant de méchants placets, Monsieur, sont présentés,
655 Qu’ils étouffent les bons, et l’espoir où je fonde [5] ,
Est qu’on donne le mien, quand le Prince est sans monde.

ÉRASTE
Eh bien vous le pouvez, et prendre votre temps.

CARITIDÈS
Ah Monsieur ! les huissiers sont de terribles gens.
Ils traitent les savants de faquins à nasardes ;
660 Et je n’en puis venir qu’à la salle des gardes.
Les mauvais traitements qu’il me faut endurer,
Pour jamais de la cour me feraient retirer,
Si je n’avais conçu l’espérance certaine,
Qu’auprès de notre Roi vous serez mon Mécène [6] .
665 Oui, votre crédit m’est un moyen assuré...

ÉRASTE
Eh bien donnez-moi donc, je le présenterai.

CARITIDÈS
Le voici ; mais au moins oyez-en la lecture.

ÉRASTE
Non...

CARITIDÈS
C’est pour être instruit, Monsieur, je vous conjure.

AU ROI.SIRE,
Votre très humble, très obéissant, très fidèle, et très savant sujet et serviteur, Caritidès, Français de nation, Grec de profession ; ayant considéré les grands et notables abus, qui se commettent aux inscriptions des enseignes des maisons, boutiques, cabarets, jeux de boule, et autres lieux de votre bonne ville de Paris ; en ce que certains ignorants compositeurs desdites inscriptions, renversent, par une barbare, pernicieuse et détestable orthographe, toute sorte de sens et raison [7] , sans aucun égard d’étymologie, analogie, énergie, ni allégorie quelconque ; au grand scandale de la république des lettres, et de la nation française, qui se décrie et déshonore par lesdits abus, et fautes grossières, envers les étrangers ; et notamment envers les Allemands, curieux lecteurs, et inspectateurs [8] desdites inscriptions.
ÉRASTE
Ce placet est fort long, et pourrait bien fâcher...

CARITIDÈS
670 Ah ! Monsieur pas un mot ne s’en peut retrancher.

ÉRASTE
Achevez promptement.

CARITIDÈS continue.
Supplie humblement Votre Majesté de créer, pour le bien de son État, et la gloire de son empire, une charge de contrôleur, intendant, correcteur, réviseur, et restaurateur général desdites inscriptions ; et d’icelle honorer le suppliant, tant en considération de son rare et éminent savoir, que des grands et signalés services qu’il a rendus à l’État, et à Votre Majesté, en faisant l’anagramme de Votre dite Majesté en français, latin, grec, hébreu, syriaque, chaldéen, arabe...
ÉRASTE, l’interrompant.
Fort bien : donnez-le vite, et faites la retraite :
Il sera vu du Roi, c’est une affaire faite.

CARITIDÈS
Hélas ! Monsieur, c’est tout que montrer mon placet.
Si le Roi le peut voir, je suis sûr de mon fait :
675 Car comme sa justice en toute chose est grande,
Il ne pourra jamais refuser ma demande [9] .
Au reste, pour porter au ciel votre renom,
Donnez-moi par écrit votre nom, et surnom [i] ,
J’en veux faire un poème, en forme d’acrostiche,
680 Dans les deux bouts du vers, et dans chaque hémistiche.

ÉRASTE
Oui, vous l’aurez demain, Monsieur Caritidès.
Ma foi de tels savants sont des ânes bien faits.
J’aurais dans d’autres temps bien ri de sa sottise...

SCÈNE III

ORMIN, ÉRASTE.
ORMIN
Bien qu’une grande affaire en ce lieu me conduise,
685 J’ai voulu qu’il sortît, avant que vous parler.

ÉRASTE
Fort bien, mais dépêchons, car je veux m’en aller.

ORMIN
Je me doute à peu près que l’homme qui vous quitte
Vous a fort ennuyé, Monsieur, par sa visite.
C’est un vieux importun, qui n’a pas l’esprit sain,
690 Et pour qui j’ai toujours quelque défaite [10] en main.
Au Mail, à Luxembourg [i] , et dans les Tuileries,
Il fatigue le monde, avec ses rêveries :
Et des gens, comme vous, doivent fuir l’entretien,
De tous ces savants [11] , qui ne sont bons à rien.
695 Pour moi, je ne crains pas que je vous importune,
Puisque je viens, Monsieur, faire votre fortune.

ÉRASTE
Voici quelque souffleur [12] , de ces gens qui n’ont rien ;
Et vous viennent toujours promettre tant de bien [13] .
Vous avez fait, Monsieur, cette bénite pierre,
700 Qui peut, seule, enrichir tous les rois de la terre.

ORMIN
La plaisante pensée, hélas, où vous voilà !
Dieu me garde, Monsieur, d’être de ces fous-là.
Je ne me repais point de visions frivoles,
Et je vous porte ici les solides paroles,
705 D’un avis, que par vous je veux donner au Roi [14] ;
Et que tout cacheté je conserve sur moi.
Non de ces sots projets, de ces chimères vaines,
Dont les surintendants ont les oreilles pleines ;
Non de ces gueux d’avis, dont les prétentions
710 Ne parlent que de vingt, ou trente millions :
Mais un, qui tous les ans, à si peu qu’on le monte,
En peut donner au Roi quatre cents, de bon compte :
Avec facilité, sans risque, ni soupçon,
Et sans fouler le peuple en aucune façon.
715 Enfin c’est un avis d’un gain inconcevable,
Et que du premier mot on trouvera faisable.
Oui, pourvu que par vous je puisse être poussé...

ÉRASTE
Soit, nous en parlerons, je suis un peu pressé.

ORMIN
Si vous me promettiez de garder le silence,
720 Je vous découvrirais cet avis d’importance.

ÉRASTE
Non, non, je ne veux point savoir votre secret.

ORMIN
Monsieur, pour le trahir, je vous crois trop discret,
Et veux, avec franchise, en deux mots vous l’apprendre.
Il faut voir si quelqu’un ne peut point nous entendre.
725 Cet avis merveilleux dont je suis l’inventeur,
Est que...

ÉRASTE
D’un peu plus loin, et pour cause, Monsieur.

ORMIN
Vous voyez le grand gain, sans qu’il faille le dire,
Que de ses ports de mer le Roi tous les ans tire.
Or l’avis dont encor nul ne s’est avisé,
730 Est qu’il faut de la France, et c’est un coup aisé,
En fameux ports de mer, mettre toutes les côtes.
Ce serait pour monter à des sommes très hautes,
Et si...

ÉRASTE
L’avis est bon, et plaira fort au Roi.
Adieu, nous nous verrons.

ORMIN
Au moins appuyez-moi,
735 Pour en avoir ouvert les premières paroles.

ÉRASTE
Oui, oui.

ORMIN
Si vous vouliez me prêter deux pistoles,
Que vous reprendriez sur le droit de l’avis,
Monsieur...

ÉRASTE
Oui volontiers. Plût à Dieu, qu’à ce prix,
De tous les importuns je pusse me voir quitte !
740 Voyez quel contre-temps prend ici leur visite !
Je pense qu’à la fin je pourrai bien sortir.
Viendra-t-il point quelqu’un encor me divertir [15] ?

SCÈNE IV

FILINTE, ÉRASTE.
FILINTE
Marquis, je viens d’apprendre une étrange nouvelle.

ÉRASTE
Quoi ?

FILINTE
Qu’un homme, tantôt, t’a fait une querelle.

ÉRASTE
À moi ?

FILINTE
745 Que te sert-il de le dissimuler ?
Je sais de bonne part qu’on t’a fait appeler [16] ;
Et comme ton ami, quoi qu’il en réussisse [17] ,
Je te viens, contre tous, faire offre de service.

ÉRASTE
Je te suis obligé ; mais crois que tu me fais...

FILINTE
750 Tu ne l’avoueras pas, mais tu sors sans valets :
Demeure dans la ville, ou gagne la campagne,
Tu n’iras nulle part que je ne t’accompagne.

ÉRASTE
Ah j’enrage !

FILINTE
À quoi bon de te cacher de moi ?

ÉRASTE
Je te jure, Marquis, qu’on s’est moqué de toi.

FILINTE
En vain tu t’en défends.

ÉRASTE
755 Que le Ciel me foudroie,
Si d’aucun démêlé...

FILINTE
Tu penses qu’on te croie ?

ÉRASTE
Eh mon Dieu ! je te dis, et ne déguise point,
Que...

FILINTE
Ne me crois pas dupe, et crédule à ce point.

ÉRASTE
Veux-tu m’obliger ?

FILINTE
Non.

ÉRASTE
Laisse-moi, je te prie.

FILINTE
Point d’affaire, Marquis.

ÉRASTE
760 Une galanterie,
En certain lieu, ce soir...

FILINTE
Je ne te quitte pas :
En quel lieu que ce soit, je veux suivre tes pas.

ÉRASTE
Parbleu, puisque tu veux que j’aie une querelle,
Je consens à l’avoir pour contenter ton zèle :
765 Ce sera contre toi qui me fais enrager,
Et dont je ne me puis par douceur dégager.

FILINTE
C’est fort mal d’un ami recevoir le service :
Mais, puisque je vous rends un si mauvais office,
Adieu, videz sans moi tout ce que vous aurez.

ÉRASTE
770 Vous serez mon ami quand vous me quitterez.
Mais voyez quels malheurs suivent ma destinée !
Ils m’auront fait passer l’heure qu’on m’a donnée.

SCÈNE V

DAMIS, L’ESPINE, ÉRASTE, LA RIVIÈRE.
DAMIS
Quoi, malgré moi, le traître espère l’obtenir ?
Ah ! mon juste courroux le saura prévenir.

ÉRASTE
775 J’entrevois là quelqu’un sur la porte d’Orphise.
Quoi toujours quelque obstacle aux feux qu’elle autorise !

DAMIS
Oui, j’ai su que ma nièce, en dépit de mes soins,
Doit voir ce soir chez elle Éraste sans témoins.

LA RIVIÈRE
Qu’entends-je à ces gens-là dire de notre maître ?
780 Approchons doucement, sans nous faire connaître.

DAMIS
Mais avant qu’il ait lieu d’achever son dessein,
Il faut, de mille coups, percer son traître sein.
Va-t’en faire venir ceux que je viens de dire,
Pour les mettre en embûche aux lieux que je désire ;
785 Afin, qu’au nom d’Éraste, on soit prêt à venger
Mon honneur, que ses feux ont l’orgueil d’outrager ;
À rompre un rendez-vous, qui dans ce lieu l’appelle,
Et noyer dans son sang sa flamme criminelle.

LA RIVIÈRE, l’attaquant avec ses compagnons.
Avant qu’à tes fureurs on puisse l’immoler,
790 Traître tu trouveras en nous à qui parler.

ÉRASTE, mettant la main à l’épée.
Bien qu’il m’ait voulu perdre, un point d’honneur me presse,
De secourir ici l’oncle de ma maîtresse.
Je suis à vous Monsieur.

DAMIS, après leur fuite.
Ô Ciel, par quel secours,
D’un trépas assuré vais-je sauver mes jours !
795 À qui suis-je obligé d’un si rare service ?

ÉRASTE
Je n’ai fait, vous servant, qu’un acte de justice.

DAMIS
Ciel ! puis-je à mon oreille ajouter quelque foi ?
Est-ce la main d’Éraste...

ÉRASTE
Oui, oui, Monsieur, c’est moi,
Trop heureux, que ma main vous ait tiré de peine,
800 Trop malheureux d’avoir mérité votre haine.

DAMIS
Quoi celui, dont j’avais résolu le trépas,
Est celui, qui pour moi, vient d’employer son bras ?
Ah ! c’en est trop, mon cœur est contraint de se rendre ;
Et quoi que votre amour, ce soir, ait pu prétendre
805 Ce trait si surprenant de générosité,
Doit étouffer en moi toute animosité.
Je rougis de ma faute, et blâme mon caprice.
Ma haine, trop longtemps, vous a fait injustice ;
Et pour la condamner par un éclat fameux,
810 Je vous joins, dès ce soir, à l’objet de vos vœux.

SCÈNE VI

ORPHISE, DAMIS, ÉRASTE, suite.
ORPHISE, venant avec un flambeau d’argent à la main.
Monsieur, quelle aventure a d’un trouble effroyable...

DAMIS
Ma nièce elle n’a rien que de très agréable,
Puisque après tant de vœux que j’ai blâmés en vous,
C’est elle qui vous donne Éraste pour époux.
815 Son bras a repoussé le trépas, que j’évite ;
Et je veux, envers lui, que votre main m’acquitte.

ORPHISE
Si c’est pour lui payer ce que vous lui devez,
J’y consens, devant tout, aux jours qu’il a sauvés.

ÉRASTE
Mon cœur est si surpris d’une telle merveille,
820 Qu’en ce ravissement, je doute, si je veille.

DAMIS
Célébrons l’heureux sort, dont vous allez jouir ;
Et que nos violons viennent nous réjouir.
Comme les violons veulent jouer, on frappe fort à la porte.
ÉRASTE
Qui frappe là si fort.

L’ESPINE
Monsieur, ce sont des masques,
Qui portent des crincins [18] , et des tambours de Basques.
Les masques entrent qui occupent toute la place.
ÉRASTE
825 Quoi toujours des fâcheux, holà suisses ici,
Qu’on me fasse sortir ces gredins que voici.

BALLET DU TROISIÈME ACTE.PREMIÈRE ENTRÉE
Des suisses avec des hallebardes chassent tous les masques fâcheux, et se retirent ensuite pour laisser danser à leur aise
DERNIÈRE ENTRÉE
Quatre bergers, et une bergère, qui au sentiment de tous ceux qui l’ont vue, ferme le divertissement d’assez bonne grâce.

[1] Malgré son désaveu : malgré le désaveu de Damis, malgré son interdiction.
[2] Vingt fois : pour la vingtième fois.
[3] Expression bien pédantesque : l’heure qu’il est ne s’accorde pas avec l’honneur de vous voir.
[4] VAR. Pour moi, j’aurais voulu que des gens bien instruits (1682).
[i] Caritidès (ou mieux Charitidès), c’est l’enfant des Grâces !
[5] L’espoir où je fonde : sur lequel je fais fond, sur lequel je compte.
[6] L’édition de 1682 indique que les vers 661 à 664 étaient sautés lors des représentations.
[7] VAR. toute sorte de sens et de raison (1682).
[8] VAR. envers les Allemands, curieux lecteurs et spectateurs (1682).
[9] L’édition de 1682 indique que les vers 673 à 676 étaient sautés lors des représentations.
[i] Votre nom : votre prénom ; surnom : nom de famille.
[10] Quelque défaite : quelque excuse.
[i] Le Mail, près de l’Arsenal ; Luxembourg, le jardin du Luxembourg.
[11] VAR. De tous ces savantas (1682).
[12] Quelque souffleur : quelque alchimiste.
[13] VAR. Et nous viennent toujours promettre tant de bien (1682).
[14] Ormin est un de ces "donneurs d’avis" qui prolifèrent au XVIIe siècle ; ces gens proposent à l’administration royale des moyens d’augmenter le produit des impots ou les revenus du domaine royal, et ils reçoivent un droit d’avis, une quantification proportionnée à l’argent ainsi procuré.
[15] Me divertir : me détourner de ce que je veux faire.
[16] Appeler : provoquer en duel (cf. plus haut, vers 270).
[17] Quoi qu’il en réussisse : quoi qu’il en puisse advenir.
[18] Un crincrin est une sorte de crécelle, ou, plus simplement, un mauvais violon.

 

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